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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 

UN BOTANISTE EN AUSTRALIE,

iL Y A PLUS D’UN SIÈCLE...


Il se nommait Cunningham et était le botaniste en titre de la Nouvelle Galles du Sud en ces années 1830 et quelques dont je vous parle…

Nous le rencontrons sur l’île Philip, un îlot minuscule au large de Sydney …Il écrit : « Cette île est apparemment le seul point du globe où l’on trouve le singulier oiseau, appelé le Cacatois de l’Ile Philip. Cet oiseau ressemble assez, par sa grosseur, au cacatois ordinaire ; sa couleur est celle de l’ardoise, excepté sur l’estomac qui est jaune, parsemé de tâches rouges. La partie inférieure du bec est fort courte ; la partie supérieure le dépasse de trois pouces au moins, et décrit un demi cercle qui se rapproche de l’estomac. L’oiseau se sert de ce singulier crochet pour grimper, ou pour frapper la terre lorsqu’il veut prendre son vol… »

Cunningham, enthousiasmé par cette découverte unique en son genre, rêvasse maintenant, le sourire aux lèvres… Il regarde l’île d’en face, Norfolk, où la végétation est plus belle, avec son rivage escarpé qui la défend des flots de la haute mer, avec ses montagnes qui s’enveloppent en quelque sorte les unes les autres et allongent leurs sommets comme pour atteindre la base verdoyante du Mont Pitt… Une île magnifique, enchanteresse, certes, mais qui abrite aussi un des plus célèbres pénitenciers de la Couronne Britannique, entre ses rochers couverts d’une végétation vigoureuse et sa ceinture de corail, obstacle insurmontable lorsque la mer est agitée.

Il a bien songé un jour, lui Cunningham, à s’y faire transporter, pour en étudier les richesses, pour y découvrir peut-être une espèce encore inconnue de ce phormium tenax, le plus élevé des arbrisseaux de l’île, ce lin de la Nouvelle Hollande qui balance ses touffes ondoyantes dans les fentes des masses de basalte placées autour de cette terre comme un rempart inexpugnable ! Mais c’est un lieu dangereux : il n’est permis qu’aux surveillants des prisonniers de l’habiter, et tous les vaisseaux, exceptés ceux de l’état, ont défense d’en approcher, sauf en cas de détresse… Et puis, lui, Cunningham, n’est pas un homme hardi ! Aventureux, certes, mais pas assez fou pour affronter des dangers certains. Or, sur cette île de Norfolk, les détenus n’y sont-ils pas tout particulièrement effrayants et rebelles ? Ne se trouvent-ils pas dans cet établissement pour avoir, eux déjà condamnés en Angleterre et déportés en Australie, en Nouvelle Galles du Sud, encouru quelque nouvelle condamnation dans cet État ? Aucune prudence ne s’avère trop grande vis-à-vis d’eux : malgré les précautions, malgré la distance immense qui sépare l’île de toute autre terre, les prisonniers ont été souvent assez hardis pour s’aventurer sur des radeaux ou des canots qu’ils construisent à la dérobée, dans le court espace de temps qui s’écoule entre leur fuite de la prison et leur fuite à travers l’océan. Durant ce temps, ils se tiennent cachés dans les cavernes ou dans les bois, où on les a quelquefois surpris prêts à mettre leurs projets à exécution, et ayant à côté d’eux un petit magasin de provisions et quelques vases pour tenir l’eau. Ils se confient ainsi aux plus frêles embarcations, poussés par le désir de recouvrer la liberté ; et ce désir est si vif que le moindre rayon d’espérance qui vient luire dans les ténèbres où ils sont plongés leur ferait affronter mille morts ! Ils ont réussi plus d’une fois à s’emparer des barques du gouvernement et à gagner le large, mais presque toujours les bâtiments envoyés à leur poursuite les ont forcés à virer de bord…

Cunningham regarde les magasins du commissariat, les cabanes, le tout construit en un tuf tendre auquel la chaux de corail sert de ciment. Il aperçoit la caserne, le hangar qui sert de salle à manger, la prison… à côté d’un bois de mancenilliers si touffu qu’on dit qu’aucun rayon de soleil n’y pénètre et qui abrite le cimetière des forçats…

Cunningham a abandonné la pierre sur laquelle il s’était assis à quelques mètres de sa tente, dressée là depuis cinq jours pour l’abriter pendant ses investigations scientifiques ; la barque qui l’a amené clapote un peu plus loin… Mais il s’en détourne et avance sur le sentier de la vallée. Ici s’étend un sol uni, couvert d’arbrisseaux des espèces les plus rares, ombragé par des arbres à fleurs… Des plantes grimpantes, pareilles à des serpents géants, s’élancent, se contournent, s’entortillent, comme pour lui barrer le chemin ; à son approche, les perruches, les perroquets, les solitaires, les pigeons et autres oiseaux aux plumages brillants et variés s’envolent, seuls ou en troupe. Que d’occasion de s’émerveiller pour le botaniste ! Que de souvenirs d’études aussi, de découvertes !... Ici, les fleurs blanches des convolvulus, ici, le guava et le citronnier qui marient leurs fleurs et leurs fruits ; là, des fougères de la plus haute taille mêlent leur ombre à celle des palmiers à papier qui, ainsi que tous les arbres originaires d’Orient, étalent à leur sommet leurs branches unies et légères groupées en éventail… Et puis les bananiers, les arbres à pain, les cannes à sucre, les cafiers couverts de leurs baies rouges, agutiguépas, les cannelliers, les amandiers, les figuiers et, à leurs pieds, une foule de plantes qui ne sont ailleurs que d’humbles herbes et qui parviennent ici à une grosseur extraordinaire…

Et devant tant de richesse, Cunningham a une pensée pour les criminels incarcérés dans l’île d’en face… Toujours plus nombreux… 1200 en 1835… Combien aujourd’hui ?... On murmure deux cent de plus chaque année !... « Les malheureux… », se dit-il « privés de la contemplation de tant de splendeurs, obligés à vivre loin des leurs, loin de leur patrie, dans un climat de peur, de haine et de perversité !... N’ayant que leur mémoire et leur imagination pour oublier leurs chaînes et leur sordide avenir !... »

Puis Cunningham les oublie, pour ne plus se remémorer que toutes les bizarreries de cette Australie singulière, aux antipodes de l’Europe, ces bizarreries que ses amis anglais auront peine à croire : les cygnes noirs, les aigles blancs, les taupes ovipares qui allaitent leurs petits et ont un bec de canard et un dard venimeux à la jambe postérieure !... Et le kangourou, cet animal qui tient du daim et de l’écureuil, tantôt pas plus haut qu’un rat, tantôt atteignant cinq pieds… et qui s’aide de sa queue pour marcher !... et qui porte ses petits dans une poche dont la nature l’a pourvu au-dessous de l’estomac !... Il évoque l’oiseau dont la langue a la forme d’un balai, les gigantesques émeus, l’oiseau qui siffle comme un fouet de cocher, celui dont le gosier rend un son clair comme une cloche d’argent, celui qui imite un bruyant éclat de rire… Et, revenant à ses préoccupations habituelles, il revoit les arbres, presque tous les arbres de ce pays qui perdent annuellement leur écorce, mais conservent perpétuellement leurs feuilles…



Cunningham s’arrête, se penche vers une plante, sort sa loupe, l’examine attentivement, puis s’en retourne vers sa tente…
Mais là, il s’arrête, stupéfait… Que se passe-t-il donc ?... Qui sont ces hommes ?... Que sont-ils venus faire ?... Pourquoi se sont-ils attaqué à sa tente ?... Sa barque !... Sa barque !... De quel droit s’en sont-ils emparés ?...
Cunningham n’aura pas le temps de se poser plus de questions : trois hommes bondissent sur lui… Trois êtres au visage buriné par le soleil, par les ans, par la vie, par les coups… Trois forçats évadés de l’île d’en face et qui ont réussi l’impossible !... Ils ricanent : « Ne fais pas cette tête là… mon vieux Cunningham !... T’étais trop célèbre… C’est tout ! Les gardiens disaient que tu faisais des recherches sur cet îlot ! Alors, tu parles ! On n’allait pas laisser passer cette aubaine !... Ca a été dur, mais on a pu s’échapper jusqu’ici. Maintenant, tout ce qu’on veut, c’est la nourriture que tu dois avoir de côté… tes provisions, quoi !... ta barque, et ta tente pour faire une voile !... »

Et sur ces paroles, tandis que l’un d’eux le dépouillait de ses vêtements et les distribuait à ses compagnons, un autre lui attachait les mains et le troisième tailladait la toile de son abri.

Abasourdi par la soudaineté de cette aventure, Cunningham les regarda faire, leur indiqua sa réserve de vivres, leur lança même « au revoir » lorsqu’ils s’en allèrent… Il demeura là trois bonnes heures, pouvant seulement sauter et incapable de détacher ses liens : les soldats envoyés pour arrêter les forçats ne trouvèrent, bien sûr, que le pauvre botaniste, errant à petits sauts, ça et là dans le costume de l’homme de la nature, tandis que la tente qui lui servait naguère d’abri paraissait encore à l’horizon, s’acquittant à merveille des nouvelles fonctions qu’on lui faisait remplir !

On l’interrogea ; et, avec une grande générosité, il se contenta de déclarer : « Les malheureux !... Quand on a connu tant de belles choses dans la nature… il est bien normal qu’on cherche à s’échapper d’une prison !... »

Cunningham s’en tira donc avec plus de peur que de mal ce jour-là… mais quelques années plus tard, son zèle de botaniste lui fut définitivement funèbre.
Cet homme, si dévoué à la science, ayant accompagné dans une expédition de découverte le major Mitchell, intendant général de la colonie, se laissa emporter par son ardeur et se sépara de ses compagnons qui revinrent inutilement sur leurs pas pour le chercher… On croit qu’il a été tué par les sauvages : des cavaliers qui sont passé par là quelques temps après, assurent qu’il n’y a pas lieu d’en douter…

Ainsi s’acheva la vie de Cunningham, botaniste en titre de la Nouvelle Galles du Sud, en ces années 1830 et quelques dont je vous parlais…