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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
LE CHASSEUR DE CROCODILES

   



Une colonne ininterrompue s’étire tout autour du bar, d’hommes mal rasés, mal habillés, parlant fort, riant grossièrement, se tapant mutuellement sur les épaules pour affirmer leurs dires, lançant des plaisanteries ou des quolibets à la serveuse hautaine, ingurgitant, directement au goulot, bouteilles de bière sur bouteilles de bière…

Sur les murs, quelques tableaux mal peints… Des sujets inspirés par le bush : un fermier armé d’un fusil, un enfant aborigène aux grands yeux interrogateurs…

Près du billard russe sur lequel se penchent trois ou quatre noirs, un calendrier avec des photos de femmes…

Atmosphère étouffante, enfumée, nerveuse, bruyante dans ce pub de bois et de tôle ondulée à 300 Kms de toute ville, au milieu de cette piste surchauffée entre le nord et le sud de l’Australie…

Et puis, soudain, le silence s’est fait ; quelques visages se sont retournés, anxieux, vers la gauche du bar. Les autres ont simplement arrêté le mouvement de leurs lèvres… Un instant… et le brouhaha a repris.

Ils doivent en avoir l’habitude, de ces incartades ! Et ce qui vient de se passer ne les a pas surpris, à peine dérangés : un vieil homme juché sur un tabouret branlant a étendu le bras pour s’emparer de quelque chose sur le bar un verre peut-être, ou un cendrier… et son bras a heurté légèrement son voisin, un grand blond de type sportif, le seul à être vêtu décemment, élégamment même par comparaison avec le reste des consommateurs. Rapide comme un éclair, il s’est retourné, a frappé le vieil homme qui, surpris, essayant à peine de s’agripper au comptoir, est tombé à la renverse, entraînant son tabouret et une bouteille vide. Un tapis a amorti leur chute, mais l’homme, sans doute déjà fortement étourdi par la bière, ne s’est pas relevé ; les minutes ont passé… et ni le responsable de l’incident, ni ses voisins n’ont tenté de le relever. Ce n’est que bien plus tard qu’un garçon, passant par là avec un plateau, lui adressera la parole ; et le vieil homme, toujours étendu, lui répondra calmement, exprimant son intention bien nette de ne pas se relever avant la fermeture de l’établissement.

Un filet de sang court sur son front… Lorsqu’il atteindra ses yeux, le vieil homme se lèvera difficilement et s’en ira, titubant entre les tables, sans un mot et sans éveiller le moindre frisson, la moindre parole de pitié dans cette salle d’hommes rudes, habitués à l’inexorable loi du bush, la loi de la lutte entre hommes et nature, entre hommes et hommes…

Mais là-bas, au bar, les conversations sont de plus en plus animées : le grand blond qui a frappé le vieil homme est le point de mire de tout un cercle attentif ; à son intonation, à ses sons gutturaux et hachés, il est facile de supposer qu’il s’agit d’un étranger – mais qui ne l’est dans cette région aride et brûlante ? – hongrois ou tchécoslovaque sans doute…

Conscient de l’intérêt qu’on lui porte, il élève la voix, insensiblement, gesticule, lance des sourires de connivence à droite et à gauche, se pavane… « Plus besoin de travailler, moi… » Ricane-t-il, « et ça fait bien déjà un an ! Je ne fais que passer ici… pour revoir le quartier… Revenir dans le bush, ça fait drôlement plaisir ! Neuf ans que j’y ai passé… comme ma poche, je la connais, cette poussière piquée d’arbres… et les rivières : l’Adelaide, la Daly, la Roper… Y’a pas beaucoup d’hommes qui peuvent se vanter de les connaître autant que moi ! A part Millaourou, peut-être, l’aborigène qui m’a accompagné pendant trois ans… Quant aux crocodiles, là, je suis imbattable ! Neuf ans que j’ai passé à les chasser, ces bestioles infectes ! Partout ! J’ai même réussi, grâce à Millaourou, à en traquer quelques uns dans la Terre d’Arnheim, là où aucun blanc n’a le droit de chasser… C’était toujours ça de moins sur la terre ! Vous les aimez peut-être, vous, quand ils sont sous forme de… j’sais pas, moi… de chaussures, de sacs à main pour dames, ou de bracelet-montre… Moi, je les hais, avec leur air faux, cruel… On dirait de ces animaux des premiers âges… Comment on appelle ça ?... Diplodocus ?... Il faut les avoir vu sortir de leur eau saumâtre et claquer leurs mâchoires sur un oiseau ou un canard sauvage ! C’est si rapide qu’on n’a pas le temps de voir bouger leurs mandibules ! Clac ! Et c’est fini !... Et puis leurs yeux rougeoyants, la nuit, à ces goinfres !... J’ai jamais compris pourquoi les Chinois les aiment tant : à côté de Shoal Bay, il y avait une rivière avec un vieux croco, et, tous les soirs, un chinois venait le nourrir… et l’animal était toujours au rendez-vous ! Il y en a même, de ces chinois, qui rachètent les crocodiles qu’on capture vivants et qui les remettent à l’eau… Peut-être les considèrent-ils comme des animaux sacrés ! En tous cas, c’est pas ça du tout pour moi ! Je les préfère harponnés et avec un bon coup de 303 dans la cervelle… Et pourtant, je n’ai pas la mentalité d’un chasseur, moi… Jamais je ne pourrais tuer un dingo, par exemple… et pourtant le gouvernement, à une certaine époque, offrait de drôles de sommes pour un scalp de cet animal (il paraît qu’ils attaquaient les troupeaux…). Moi, j’aurais jamais pu en tuer un : c’est noble, comme animal, c’est beau, c’est fort… Ni un kangourou d’ailleurs… Une fois, j’ai vu un chasseur de kangourou : quand on est immobile, cet animal ne bouge pas ; alors, c’est facile de le tuer ! Ca reste comme ça, devant vous, avec les deux pattes de devant repliées comme des points d’interrogation ; ça a l’air de dire : « Qu’est-ce que je vous ai fait ? »… C’est étonné, naïf… et si vous le ratez la première fois, ça attend encore que vous tiriez de nouveau !... C’est atroce !

Non… vous voyez… Je n’ai pas la mentalité d’un chasseur, moi… et tous ces hommes qui vivent dans le bush rien que pour tuer les buffles, les chameaux, les chevaux ou les ânes, j’suis pas copain avec eux !... Mais pour les crocos, c’est pas pareil ! Ils n’ont aucune pitié ; moi je n’en ai aucune pour eux !

Neuf ans que j’y ai passé… Trois ans avec ce noir… Six ans tout seul. Je ne sais plus combien j’en ai tué… mais avec ce que ça m’a rapporté, une peau de croco, je peux me mettre à la retraite, maintenant… et même me faire construire une maison… Ouais !... 100 à 150 dollars la peau… et plus encore pour ceux qu’on attrape vivant pour les zoos ! Et les petits aussi, ça rapporte ! Et puis c’est pratique… Ca fait de l’effet ! Quand j’allais en ville surtout à Melbourne et que je le sortais de sa boîte dans les trams !... J’avais toute la place que je voulais ! Et il fallait les voir, les belles dames sur leur trente-et-un et ces messieurs déguisés en hommes d’affaire ! Ils avaient une de ces frousses !...

 

C’est comme ça d’ailleurs qu’on a protégé une banque à Darwin : on avait écrit partout qu’ils avaient un croco dans cette banque… Alors, elle n’a jamais été cambriolée ! Des Américains ont même écrit pour en savoir plus long… pour faire pareil dans une de leurs banques ! En fait, ce crocodile – il s’appelait Nicodème – était un bébé croco de quelques centimètres seulement, qui ne pouvait effrayer personne !...

Mais quand il s’agit de ces bêtes-là, on en raconte des histoires !... des absurdités !... Tenez !... C’est pour cela qu’il y a quelques années, les journaux du Queensland ont supprimé de leurs pages toutes les histoires où on parlait de ces sauriens ! Parce que, avant, 99 % étaient de la blague !

Croyez-moi ! Moi, je les connais, les crocodiles ! Il vaut mieux les voir morts que vivants… Il vaut mieux les exterminer qu’écrire des histoires sur eux… Les sales bêtes !...

Pourtant, j’ai eu de la chance ! Pas une seule égratignure en 9 ans… Un jour, ouais !... J’y ai passé près ! Ces sales bêtes, ça ne fait pas le moindre bruit… Ca s’amène et clac… vous avez perdu une jambe en moins de deux. J’étais dans ma barque… et je me suis endormi ; y’en a un qui est venu… et pourtant je croyais que la rivière était vide de ces cochons… et clac… Heureusement qu’il y avait un bout de bois pour me protéger ! Ces dents étaient enfoncées dedans… et tellement profond, qu’après l’avoir tué, il a fallu que je lui scie pour le retirer de l’eau !

Pas une égratignure… Mais quelle vie ! C’est pas un boulot peinard… surtout quand je vivais seul, pendant ces six années… Pas beaucoup de sommeil puisqu’on les chasse la nuit, les crocos… sur une barque, avec un projecteur pour les éblouir. Il fallait que je fasse tout moi-même : les harponner, puis leur flanquer une balle derrière les yeux, dans cette carapace incroyablement dure… Et puis, la journée, il fallait les dépecer… Non ! C’est pas un boulot peinard ! Le sel dont on recouvre les peaux, pour les conserver, pénètre dans toutes les blessures, toutes les égratignures de votre propre peau… Les vêtements sentent affreusement mauvais… Et puis il y a les mouches, le soleil, les nuits glaciales qui vous gercent les lèvres, les moustiques… Mon repos je l’ai bien gagné, aujourd’hui… La retraite à 35 ans, c’est pas mal, hein ?... Alors, on me la fait pas, à moi… et s’il y a des petits rigolos qui veulent me chercher des noises, je ne vais pas me laisser faire ! J’en ai vu d’autres… et des durs… et maintenant je veux la paix… et j’ai l’argent pour l’acheter… et des poings pour la défendre… Vous avez vu tout à l’heure, hein ?

Personne n’avait osé l’interrompre ; on l’écoutait bouche bée…

Mais maintenant qu’il se taisait, après cette espèce de mise en garde, les conversations reprenaient, et l’un des consommateurs lui lança, en riant :
« J’ai une barque pas loin d’ici… et deux bons fusils… Un de ces jours si le cœur vous en dit, mon vieux, on pourrait aller chatouiller le caïman ensemble… Comme distraction… Si vous n’êtes pas rouillé !... »

Le blond le regarda avec un air de mépris :
« J’ai trop de pratique pour me rouiller !... 130 peaux en 2 mois… ça vous dit quelque chose ?... et 6 ans tout seul dans mon canoë… à manger des tortues, des huîtres et des baramundi sur des milliers et des milliers de kilomètres de rivières boueuses… et à fumer du nikki nikki, le tabac des indigènes, pour me tenir éveillé… Je suis pas près de perdre l’habitude ou la main !... Quand vous voudrez, on s’embarquera !... Je vous ferai voir comment on chasse les crocos, moi !... »

Les deux hommes prirent rendez-vous pour cette expédition, puis se séparèrent… mais le grand blond continua encore pendant un bon quart d’heure le récit de ses exploits ! Il se lança dans des énumérations, des chiffres, des noms de rivières… Il parla des dents de plus de 7 centimètres des crocodiles, de leurs mâchoires de plus de 3 mètres…
Et tout le monde l’écoutait, suspendu à ses lèvres, médusé, envieux peut-être…

Une semaine pus tard, le journal local annonçait la mort de ce chasseur au cours de cette dernière expédition, sans doute avait-il pris trop de risques : un crocodile l’avait atrocement déchiqueté… L’homme du pub, qui l’accompagnait ce jour-là, l’avait ramené au village…

Accident ?... On peut se le demander… car cet homme qui l’accompagnait se trouve, assez curieusement, être un ami du vieux que notre chasseur de crocodile renversa de son siège, un soir, dans ce pub bruyant, ce pub de bois et de tôles ondulées, à 300 Kms de toute ville, au milieu de cette piste surchauffée, entre le nord et le sud de l’Australie…