C’était la critique qu’on émettait sans cesse lorsqu’il vantait les charmes de son pays, l’Australie…
Certes James Pallocky ne s’en étonnait même plus, à présent ; mais sa vanité, le fait que la plupart des êtres humains s’identifient à leur patrie sans trop savoir pourquoi et sont éternellement prêts à la défendre, en paroles, lorsque cela ne présente pas trop de dangers pour leur confort personnel,… son chauvinisme, donc, le faisait encore réagir brutalement face à de tels interlocuteurs.
Voilà ce qu’ils disaient, tous, ces étrangers de passage, ceux qui rêvaient, en arrivant sur cette terre encore vierge, de magots vite amassés, de farniente dans un paradis éblouissant de soleil, à l’ombre des palmiers, dans un écrin de fleurs inimaginables : « Des beautés naturelles, bien sûr, vous en avez ! Bien sûr, votre faune et votre flore sont les plus variées, les plus riches du monde ! Bien sûr, il faut venir ici pour apercevoir kangourous et koalas… et cette énorme excroissance rocheuse qui rougeoit au soleil couchant, votre Ayers Rock qui fait le gros dos au milieu du désert ! Mais des châteaux comme on en possède en Europe, hein ? … Les vieilles maisons, avec des frontons, des consoles, des corniches et des larmiers du XIIIème siècle, des arcs plein-centre, des colonnes, des acrotères du XVème, du XVIème, du XVIIème… Alors ?… Il faut bien le reconnaître : ça n’existe pas chez vous, en Australie ! Et les stupas de Birmanie, tout couverts d’or… Et les minarets, les temples des pays orientaux, hein ?… Que pourriez-vous mettre en parallèle ? … ».

James Pallocky sentait quelque chose bouillonner en lui, mais ne pouvait en laisser voir ni les bouillons, ni même de simples fumeroles ! Car telle était bien la triste réalité : il fallait en convenir. Alors, il haussait les épaules en soupirant : « Ah ! Ces étrangers ! Jamais contents ! »… Et il s’en allait.
Mais pourquoi ressentait-il alors, au fond de lui, comme une vague de chaleur ? Pourquoi éprouvait-il l’envie de leur crier, à tous, qu’ils se trompaient, qu’ils ne savaient pas, que son pays possédait aussi de fabuleuses constructions, des reliques d’un passé lointain, des ruines d’une époque oubliée dont les plus anciens habitants eux-mêmes, les Aborigènes, avaient perdu le souvenir ! Ah ! Comme il serait bien vengé de leurs critiques en leur lançant un tel mensonge, et en les laissant là, médusés,… sans leur permettre de l’interroger plus avant !
Un beau mensonge, certes … Et cependant… un mensonge qui était né d’une certaine réalité : ne faisait-il pas régulièrement ce rêve, lui, James Pallocky, surtout les nuits de pleine lune, d’une espèce de Cité fantastique, immense suite de bâtisses sombres dressées le long d’un ruisseau au gargouillis guttural, dans un paysage sans soleil, sur un ciel brun dénué de toute silhouette d’arbre…
Aucune lecture, il pouvait l’affirmer sans hésitation, aucune lecture n’avait pu le pousser à enfanter de tels rêves… Et l’impression qui demeurait en lui, depuis cette première vision, pesait tant sur son esprit qu’il en venait à se demander s’il n’avait fait que rêver…, si le mensonge qu’il souhaitait tant lancer au visage des étrangers critiques n’était rien qu’un mensonge…
Il finit par s’ouvrir de son obsession secrète à une amie d’enfance, une jeune femme qui travaillait dans une galerie d’art de Sydney. Il présenta son rêve d’un ton léger, sceptique, avec le cynisme de ceux qui sont trop « modernes » pour croire aux significations oniriques, aux messages de l’inconscient ; de ceux qui ont trop les pieds sur terre pour ne pas ricaner de Freud, de Jung et de leur suite de poètes…
« Passe à ce restaurant à une heure », lui répondit la jeune femme en griffonnant un nom et une adresse sur le dos d’une carte de visite. Son visage prenait des expressions graves et inquiètes tour à tour, mais elle ne voulut rien ajouter, et l’impatience de James Pallocky ne put trouver d’échappatoire …
Dans un café, il repensa à la réaction de son amie. Pourquoi n’avait-elle pas ri avec lui ? Pourquoi n’avait-elle pas renchéri, en lui exposant l’un de ses propres rêves ? Pourquoi cette gravité soudaine ? Ce rendez-vous ? Cette espèce de mystère qu’elle avait distillé par sa réaction inattendue, le timbre de sa voix ?
Un vieux restaurant, sans caractère… Trop neuf, trop propre, trop plastifié. Son amie qui arrive ; souriante maintenant. Peut-être n’avait-il fait que la contrarier par sa présence en un moment inopportun ? Dissimulant mal son impatience, il commande hâtivement les plats.
« Avant qu’on nous serve », lui chuchote-t-elle alors d’un air malicieux, « Demande au patron d’utiliser son téléphone. Il se trouve dans l’arrière salle. ».
James balbutie un refus d’obtempérer : pourquoi ? A qui téléphonerait-il ? Son amie insiste : « Téléphone chez toi, ou au bureau … Peu importe ! Mais va dans cette arrière-salle et ouvre bien les yeux ! … ».
Avec un soupir et un « bon, puisque tu insistes ! » de résignation, James Pallocky se dirige vers le patron. Sans la moindre impatience, cependant,… car il sait bien que tout ce que son amie pourrait lui faire voir d’étrange et de curieux dans ce très modeste établissement n’a rien qui puisse vraiment l’intéresser dans le cas présent, alors que son esprit est encore soumis à cette étrange impression née de ses rêves obsessionnels et renforcée par la réaction bizarre et brutale de sa compagne, lors de ses confidences.
Et cependant, un véritable choc l’attend dans la pièce voisine : à quelques pas du téléphone, accroché au mur de ciment lépreux, éclate l’objet que son amie, à n’en point douter, souhaitait qu’il vit…
Dans un modeste cadre de bois argenté, du genre de ceux qu’offrent, dans le monde entier, les magasins peu soucieux d’esthétique, s’encastre une peinture à la gouache, une image de ses rêves.
James ne demeura pas longtemps face à cette œuvre dont la présence extraordinaire en tel lieu lui rend insupportable le silence et la solitude. Il rejoint son amie … et la porte de l’arrière salle, en se refermant, lui rappelle brusquement les sas d’un sous-marin ou d’une fusée spatiale !
Il lui semble passer d’un monde à un autre, d’un espace irréel, fait de silence oppressant et de présences invisibles effrayantes, à une réalité bruyante de mille bruits attristants, sans signification – le choc d’une assiette contre un verre, les commandes passées par quelque garçon – à une réalité, tout à coup pour lui, vide et dénuée d’intérêt.
En parlant à son amie, il oublira peu à peu cette sensation douloureuse, mais ce qu’elle lui apprendra le plongera dans d’autres abîmes, d’autres gouffres où sa raison semble s’égarer : les coïncidences sont trop exagérées !
Cette gouache, tout d’abord, que son amie, par hasard, il y a des mois et des mois, a aperçu dans cette arrière-salle de restaurant et sur laquelle, étonnée, elle interrogea le patron du restaurant … « Il ne se laissait pas facilement tirer les vers du nez ! », lui avoue la jeune femme. « Mais il a fini par se confier à moi : cette œuvre, son frère la cachait, à sa mort, dans sa valise … Un grand voyageur, cet homme là ; un explorateur, à ce qu’il disait, bien qu’il n’eût apparemment jamais rien découvert ! Un archéologue, même, s’il fallait en croire ses amis, les bruits qui courraient à son sujet, les livres de sa bibliothèque ».
La jeune femme parlait, et ses paroles résonnaient étrangement aux oreilles de James. Ne lui semblait-il pas, à l’entendre, qu’elle faisait son propre portrait à lui, James Pallocky !
Et cependant, il pouvait en être certain, ces indices, elle ne faisait que les rapporter… Elle ne pouvait les avoir inventés… Elle ne pouvait non plus savoir qu’ils pouvaient se rapporter à sa vie à lui ! Cet homme, ses lectures, ce goût pour les civilisations précèdant, dans ce pays, l’apparition des blancs…, jusqu’à ce rêve qui venait sans cesse lui présenter une cité miraculeuse – la Cité de l’Ombre comme l’appelait l’auteur du tableau… -, tout cadrait avec ses propres goûts, ses propres gestes, ses propres aventures !
Comme en un film dont il eut été le principal acteur, James Pallocky voyait se dérouler sa propre sa vie…
Il n’en souffla mot à la jeune fille, gardant ce secret pour lui seul, trop effrayé par cette réalité inimaginable… Ils se séparèrent en plaisantant, riant de l’ironie des coïncidences…
James ne put trouver le sommeil, la nuit suivante ; il en savait trop… et pas assez, cependant. Ce paysage entrevu si souvent en rêve, il savait donc qu’il existait,… que quelqu’un d’autre l’avait vu : ce jeune explorateur mort peu de temps après sa découverte, sans doute, et qui ne laissait de celle-ci qu’une peinture et quelques notes qui n’apportaient – le patron avait été catégorique à ce sujet – aucun détail supplémentaire.
Dans le désert, près d’un groupe de buissons, on avait retrouvé son corps, déjà gonflé par la chaleur et mutilé par les oiseaux de proie. A Tikkiranda, près d’Alice Springs, où il avait été aperçu pour la dernière fois, on se souvenait seulement de son enthousiasme : il cherchait des bâtons de dynamite et une barre à mine, proclamant avec un sourire malicieux à qui voulait l’entendre qu’il allait enfin devenir célèbre et relancer le tourisme dans la région…
James Pallocky sait maintenant ce qu’il doit faire… et dans le train qui l’emporte, lui et sa valise, en plein cœur de l’Australie, il esquisse en souriant, sur l’envers d’une carte postale, cette cité entrevue en rêve, cette ville fantastique retrouvée dans l’arrière-salle d’un restaurant sans caractère ; ce paysage qu’un autre a découvert, qu’un autre a vu et n’a pu faire connaître aux hommes…
Il ne s’attendait pas à découvrir une telle auberge, à Tikkiranda, ni à voir l’œil interrogateur et surpris du propriétaire lorsqu’il inscrivit son nom sur le registre :
« James Pallocky… On peut bien dire que c’est curieux, ça !… C’est vraiment votre nom ?… Je vous dis ça parce que… - je ne sais pas si vous lisez les journaux… - un type qui portait à peu de choses près le même nom que vous est descendu ici…, il y a bien… oh !… une quinzaine d’années… Un curieux type… Il disait que notre pays possédait des cités souterraines un peu partout, édifiées par une race inconnue dont les Aborigènes eux-mêmes avaient perdu le souvenir ! Et il passait son temps à les chercher, en se glissant dans toutes les grottes, en inspectant toutes les fissures du sol !… Il mourut d’une insolation, sans doute ; c’est ce que dirent les journaux… Je vous raconte cela parce que son nom me rappelle curieusement le vôtre ! Il faudrait que je recherche sur mes vieux registres… Mais c’était quelque chose comme Battocki… ou Parrocki… Et le même prénom que vous, de toute façon ! Il y a de ces coïncidences dans la vie ! Pas vrai ? »
James répondit d’un sourire… et s’engouffra dans sa chambre. C’en était trop ! Quelque chose d’anormal se passait dans son existence… Entre la vie de ce James Battocky ou Parrocky et la sienne, trop de ressemblances insoupçonnables !
Ne vivait-il donc, lui, que comme une ombre de l’autre, un simple pantin refaisant la même route, rêvant les mêmes rêves (qui sait ?), souhaitant les mêmes buts ?… Un homme dirigeait-il son existence, par-delà la mort, afin qu’il trouve à son tour, sous la carapace brûlée de soleil du sol désertique, ces vestiges du temps passé ?… Car la Cité se trouvait à quelques pas d’ici, il en était certain maintenant ! Ou devait-il voir en ces multiples coïncidences un signe du destin, une mise en garde ?…
Il se souvint des pyramides, de la mort violente qui foudroya tous ceux qui violèrent ces sépulcres, impitoyablement. Il réalisa, en un instant, que toute cette démarche d’explorateur ne trahissait que le besoin de se valoriser, de se faire reconnaître comme un homme intrépide, perspicace et tenace ; qu’il ne cherchait, sous le couvert de la science, que flatteries, que satisfactions pour sa propre vanité…
La mort de son prédécesseur lui présentait l’enjeu d’une réussite égoïste…
Sans regret, sans tristesse, il repartit le lendemain pour Sydney.
Si vous passez un jour dans cette ville, vous pourrez le rencontrer, je pense… et l’entendre vous raconter cette aventure qu’il se plaît à répéter, inlassablement, concluant toujours, avec un sourire pur comme celui d’un tout jeune enfant : « C’était peut-être une simple coïncidence ! En tous cas, quelle drôle leçon de sagesse, cette aventure ! ».
Il tient un restaurant végétarien dans le quartier de Coggee… où le dessin de la fameuse Cité de l’Ombre attirera certainement votre regard, sur le mur, près du téléphone, dans son modeste cadre argenté, du genre de ceux qu’offrent, dans le monde entier, les grands magasins peu soucieux d’esthétique …
Et n’essayez pas de le faire enrager en critiquant l’absence, dans son pays, de châteaux et de ruines du passé…, car vous n’obtiendrez rien de plus qu’un soupir, un haussement d’épaule qui vous ferons bien comprendre que ce ne sont là que restes superficiels d’un passé sans la moindre importance aux yeux de la vie, de la Vie éternellement mouvante… |