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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
Un Coin de Paradis


Tous les trois l’avaient connue… et en conservaient un souvenir si merveilleux que leur vie, infusée de regrets, ne s’étalait désormais que dans la grisaille et la monotonie… Certes, ils l’avaient connue de façons différentes, en des époques différentes, avec des éclairages différents… Mais le regret était le même ; identiques les soupirs, au long des rêveries ; semblables les tentatives pour la retrouver à chaque instant de leur existence.

Tenez !... Lui…, dans un café vieillot de Paris, le voici qui en parle :
« Je l’ai connue pour la première fois, il y a 6 ou 7 ans. Je m’appelle Jérôme… Enfin !... Je dis m’appeler Jérôme, pour ne pas dévoiler mon vrai nom. J’ai 35 ans. Je travaille à mi-temps dans un bureau, sur les quais de la Seine. En 1966, je crois, je me suis trouvé là-bas, de l’autre côté de la Terre, à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie et j’ai eu la chance de connaître cette vie idyllique dont je rêvais depuis mon enfance… Vous savez…, au fond, c’est le rêve de tout le monde, je crois… Les cocotiers, une plage de sable blanc, du soleil, le silence à peine troublé par le chuintement et le roucoulement des vagues, un lagon d’un imperturbable immobilisme, transparent, avec des bouquets phosphorescents de corail plaqués de poissons étranges…
 Une semaine, sur une île des environs encore méconnue des touristes, j’ai vécu le rêve éternel… Une belle femme à mes côtés. Le temps passait, lent et étal comme l’océan… Une noix de coco, une papaye nous offrait parfois une note plus aiguë, un instant… Puis nous attendions le rayon vert, lancé par le soleil couchant… et la nuit pour qu’étincellent d’étranges corpuscules lumineux, dans l’eau, tout autour de nos pieds…. Et tout n’était plus qu’oubli, calme, repos, ponctué de caresses… Le paradis… »

Pour Sherill, l’aventure se trouve quelque peu dissemblable :
« J’ai 21 ans… Je viens de la vivre… Aux Etats-Unis…, dans Greenwich Village, New York… Un soir, invitée par un ami de mon université, nous avons rendu visite à un couple de peintres, dans une chambre minuscule, sous les toits… Des tableaux étranges sur les murs, que je ne saurais décrire, mais qui créaient une atmosphère chaude, mystérieuse, envoûtante… Vous savez…, comme les affiches de Mucha et de Beardsley ; toutes en volutes et en courbes…
La femme, le visage émacié entre ses longs cheveux presque rouges, ne prononçait aucun mot… et ses yeux, qu’elle avait d’un bleu très pâle, semblaient contempler un paysage intérieur serein et majestueux… Elle ne fit pas le moindre geste lorsque deux barbus entrèrent, accompagnés d’une fille énorme, d’une guitare et d’un bongo… Elle ne sembla pas entendre la musique qu’ils lancèrent dans la pièce…, suave et plaintive, langoureuse et éthérée…
Mais cela ne m’étonna bientôt plus… car les conversations s’éteignirent une à une, puis les chants, puis le son des instruments… et seuls semblaient exister, dans la pièce silencieuse, les yeux de ces gens-là… Des yeux dégagés des corps… Tout n’était plus que regards… Et mon regard s’oubliait dans ces regards… Et la vie s’arrêtait…
 Seule une vague coulait en nous, une vague unique et qui naissait dans nos regards. Et tout n’était qu’oubli, calme, repos, ponctué de regards… Le paradis ! »…
Sherill époussette le fauteuil de velours, sort une paire de grosses lunettes de son sac de cuir afghan et s’apprête à écouter la conférence sur les extra-terrestres.

Nous rencontrons Philippe dans la cour de l’école primaire d’un village australien. Un bonhomme de 10 ans ; visage peu agréable, nez aquilin… Vêtu d’un blue-jean et d’un tee-shirt décoré d’un personnage de bandes dessinés :
« Je ne l’ai jamais connue pour de vrai,… mais c’est un peu pareil. D’ailleurs, ça m’est drôlement facile d’y retourner… Mais je… enfin… il n’y a eu qu’une fois… où c’était vraiment formidable… Quand j’essaye de le revivre, c’est jamais aussi beau,… aussi parfait…
Mes parents m’avaient laissé seul. Ils passaient leur soirée avec des amis, au cinéma. J’ai regardé un film à la télévision,… mais je n’y comprenais rien. Les gens parlaient sans arrêt. Ca ne devait pas être un film pour les enfants. Sur les autres chaînes, il n’y avait que des trucs qui ne m’intéressaient pas : un match et des variétés.
Alors j’ai éteint le poste et je suis resté dans le noir.
Je ne sais pas pourquoi… Je ne sais pas comment c’est arrivé. J’ai eu envie de mettre ma tête sous un oreiller et d’appuyer dessus jusqu’à ce que je ne puisse presque plus respirer… Et alors ça a fait un drôle de son dans mon cerveau et c’était comme si je rêvais, mais pourtant je ne dormais pas. Je ne sais pas comment dire… Mais c’était merveilleux !
Il y avait comme une espèce de grand château comme je n’en ai jamais vu, même sur des images… Et les murs étaient sculptés… Hier, j’ai trouvé, sur un livre, des sculptures qui leur ressemblaient, à celles-là. Mais quand je les ai vues, la première fois, c’était vraiment la première fois. C’est drôle, non ?...
Et puis je devais être très grand, car il y avait des tas de petits personnages et d’animaux hauts comme des pièces de monnaie… et je pouvais jouer avec eux… Et puis des fleurs et des arbres que je changeais de place comme je voulais et que je pouvais même faire pousser ou changer de couleur… rien qu’en le voulant.
Et puis une dame est venue. Elle avait des habits de velours… Enfin, je crois… C’était très doux… Et elle m’a parlé… Je ne sais pas ce qu’elle m’a dit, mais ça me faisait du bien partout dans la tête, dans les bras, dans le corps… C’était calme, reposant… comme le Paradis !».

Jérôme, Sherill et le petit Philippe, depuis ces jours merveilleux, sentent que les souvenirs entraînent toujours des vagues de regrets…

Jérôme a bien essayé, essaye bien encore de redécouvrir cette atmosphère idéale ; mais en vain :
« Il me faudrait gagner des sommes folles pour que je me paye le voyage de nouveau… Je n’arrive pas à économiser assez ! Et d’ailleurs, j’ai appris que sur cette île, un hôtel avait été élevé… pour un club de vacances. Alors, le calme…
Je ne pense pas pouvoir le retrouver là-bas…
J’ai essayé pendant les vacances, d’aller en Corse… Le pays était magnifique, mais il ne pouvait me redonner les impressions fantastiques dont j’ai le souvenir… Et l’angoisse me serrait la gorge… Plus que trois semaines, plus que deux, plus qu’une, plus que tant de jours… et la ville, et le travail, et le bruit de nouveau…
Alors,… j’essaye de revivre ce que j’ai vécu sur cette île en écrivant des romans, en lisant des romans… Cela m’aide un peu à ne pas sombrer dans la tristesse… Mais un peu seulement. Très peu !... »

Et Sherill ?... Elle peint :
« Oui, je peins… Il me semble que grâce à des dessins aux formes très 1927 je retrouve un peu l’atmosphère dont j’ai la nostalgie… Cette chaleur,… ce bien-être.
Bien sûr, ce n’est pas suffisant pour me rendre heureuse, mais cela me permet tout de même de vivre sans tenter de me suicider… J’ai essayé également de participer à des psychodrames, de me joindre à des troupes de théâtre, de me droguer… Mais tout ce que j’obtiens n’est jamais que le millième de ce que je recherche… Et mon regret ne s’estompe jamais ! »

Philippe conserve l’espoir :
« Bien sûr, ce n’est jamais aussi beau que la première fois quand j’essaye de rêver de nouveau à ce que j’ai vu ce jour-là !... Mais ça me rend un peu heureux tout de même…
Et puis, j’essaye aussi, avec des jouets, de le faire vivre, ce pays-là. Et puis un jour, quand je serai grand, j’aurai un métier qui me donnera beaucoup d’argent et j’achèterai des jouets très…, des jouets électriques, des chevaux, des hommes, très petits… et puis je ferais construire le même château que celui que j’ai vu… et je serai heureux ».

Efforts, tentatives, espoirs pour oublier images idylliques, paradis, regrets…
Avec, au fond du cœur, l’horrible sentiment qu’ils n’y parviendront réellement jamais…
Ils peinent, ils travaillent, ils essayent, tendus vers ce but de toutes leurs forces ; comme les enfants qui voudraient la lune pour jouet… Tristes, angoissés, mélancoliques…
Alors qu’il suffirait peut-être, qui sait ?... d’accepter l’inévitable… et de voir le paradis tout autour d’eux, là où leurs yeux d’insatisfaits ne voient que grisaille et existence morose…