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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
« EXCUSEZ-MOI, MONSIEUR »

« Excusez-moi, Monsieur, pouvez-vous m’écouter un instant ? »…
Ma première pensée se traduisit par un froncement de sourcils et un pas hésitant pour m’éloigner d’elle ; les villes regorgent tellement de ces personnages malsains ou étranges qui s’accrochent à vous pour vendre un magazine, une montre de pacotille, un porte-feuille de simili-cuir… ou s’agrippent à vous pour quémander un peu d’argent d’une voix rauque qui empeste l’alcool !
 Et cependant, pourquoi imaginer le pire ? Pourquoi s’enfuir sans écouter ? Pourquoi ne pas laisser à cette inconnue la possibilité de s’expliquer, de mentir peut-être, mais de parler, d’amorcer un contact avec moi, dans cette ville sans âme peuplée d’étrangers et de solitaires méfiants ? Pourquoi ne pas supposer aussi qu’il ne s’agit que d’une enquête, de statistiques, d’une interview ? Pourquoi refuser de voir ce qu’il en est réellement ?
Je me suis arrêté. Je l’écoute :
« Il nous est arrivé une drôle d’histoire, à mon mari et à moi. On nous a pris nos valises… Nous arrivions de Malinie. Maintenant, nous n’avons plus rien ! Alors, nous cherchons quelqu’un pour nous dépanner ; quelqu’un qui puisse nous avancer une trentaine de blumouves pour nous rendre chez des amis, à quelques kilomètres d’ici… et leur demander de l’aide… ».
 Bon… Je gagne assez largement ma vie. Trente blumouves de plus ou de moins ! Je les sors de ma poche et reprends mon chemin. Mal à l’aise cependant… Le visage de cette inconnue m’obsède maintenant. L’ai-je déjà aperçue quelque part ? Non !... Et ce n’est pas seulement son visage qui engendre cette impression désagréable en moi… Ce serait plutôt… Comment dire ? L’atmosphère autour d’elle, son rayonnement, son aura… Et puis, si…, son visage également. Ce visage dont le menton éraflé traduit un drame plus profond que le simple incident évoqué : ce visage qui me crie : elle t’a menti ; son histoire ne tient pas debout ! Ecoute plutôt la vérité telle qu’elle aurait pu te la confier :
« La vie ne m’a jamais souri… Regardez ma tête ! Je ne suis pas belle, n’est-ce pas ? Et vous savez le poids de la beauté, de nos jours sur le plateau des balances d’employeurs ! Pas d’instruction, non plus ! Mes parents étaient des gens très simples qui n’essayèrent pas de me ‘ pousser ’ à l’école ; j’ai servi dans leur magasin de primeurs, à Chadlaw, un véritable trou de campagne… Pendant 5 ou 6 ans… Puis, ils sont morts et je suis partie ; dans cette ville, je pensais trouver du travail ; bien sûr, j’en ai trouvé : femme de chambre dans un hôtel, manutentionnaire dans une fabrique de chocolats, poinçonneuse des tickets du bus, etc., etc. ! Et oui ! J’en ai souvent changé de boulot ! C’était si difficile, si pénible, si mal payé ! Je recevais à peine de quoi payer une chambre et manger ! Et pas une minute pour dormir profondément ou aller prendre l’air à la campagne ! Et si vous aviez vu ma chambre ! Sous les toits : glaciale en hiver avec interdiction d’utiliser autre chose qu’un infect chauffage électrique ; étouffante en été, avec une fenêtre minuscule qui ouvrait sur une cour intérieure sale, bruyante, un puits étouffant ! Alors, j’ai cherché ailleurs : j’ai essayé de m’en sortir, non plus toute seule, mais avec l’aide d’un homme ! Et alors ! Quels problèmes ! D’abord, ça ne court pas les rues les hommes qui ont de l’argent et veulent s’embarrasser d’une femme ni jolie ni intelligente ! Et cependant, je me faisais des illusions… jusqu’au jour où j’ai fini par comprendre ! Ce que j’ai déchanté ! Ce que j’en avais marre… Enfin, je me suis remise à chercher ailleurs… auprès des gens qui sont malheureux et seuls… Les vieux… Mais ça me dégoutait de les entendre geindre sans arrêt… et ne parler que de leurs ennuis de santé et du bon vieux temps de leur jeunesse. Ils me démontaient le moral ! Restait les émigrés… Et voilà : j’ai trouvé un type… Il venait de Partasie, avait un métier pas trop moche… enfin, de quoi nourrir deux personnes… et il semblait assez gentil avec moi… Il souffrait tellement de la solitude et du racisme, avant de me rencontrer, que j’étais un miracle pour lui, un sauveur, et un moyen de montrer son élévation sociale ! On a vécu comme ça pendant un an et demi… J’avais un petit boulot peinard deux heures par jour dans un restaurant ; et puis, avant-hier, Monsieur a commencé à me faire ma fête… à me déverser des tas de saloperies sur le dos en disant que j’étais une imbécile, un laideron… qu’il en avait marre de m’entretenir… que son patron lui proposait une meilleure place dans son usine et qu’il avait l’intention de trouver quelqu’un de mieux que moi. Voilà !... Alors, moi qui ne suis pas du genre à chialer, je lui ai dit ce que j’en pensais… et je l’ai incendié de tous les jolis noms d’oiseau que je pouvais trouver ! Alors, il m’a flanqué à la porte avec gifles et grands coups de pied ; j’en ai encore la marque, là... regardez ! Et puis, après, il m’a balancé ma valise avec mes vêtements… enfin ! Ceux qu’il n’avait pas payé lui-même ! Voilà… Alors, j’aimerais trente blumouves pour gagner la ville où habite ma sœur pour me reposer chez elle ! Pour m’en remettre de ces émotions ! »

Non ! C’est impossible ! D’abord, ça sent le roman à l’eau de rose, le mauvais film réaliste ; et surtout : CA NE TIENT PAS DEBOUT ! Voyons ! Elle travaillait encore dans un restaurant, à ce qu’elle disait : donc elle avait automatiquement la possibilité de trouver ces trente blumouves… Mon hypothèse, bien sûr, s’arrangerait et deviendrait plausible en supposant qu’elle a abandonné totalement le travail. Ainsi, tout devient clair : sa demande d’argent et même cette balafre au menton… Elle n’a pas osé dire la vérité, donc, en prétendant ce vol des valises. A moins que… Et oui ! Il y a une autre hypothèse encore… Car pourquoi la supposer menteuse ? Pourquoi ne pas penser, au contraire, que les éléments « incroyables » de son récit ne semblent tels qu’à mon entendement, mon entendement limité. Pourquoi ne pas essayer de la croire ? Voyons ! Que disait-elle en m’abordant ?

« Il nous est arrivé une drôle d’histoire, à mon mari et à moi. On nous a pris nos valises. Nous venions de Malinie. Maintenant, nous n’avons plus rien ! Alors, nous cherchons quelqu’un  pour nous dépanner ; quelqu’un qui puisse nous avancer une trentaine de blumouves pour nous rendre chez des amis, à quelques kilomètres d’ici… et leur demander de l’aide… »

Mais enfin ! Comment cela s’est-il passé, aurais-je dû lui demander… Et… cette balafre, là, sur votre menton… Une trace de la bagarre avec les voleurs ?

« Oui ! Nous avons essayé de nous défendre. Mais… Enfin, voilà : nous sommes descendus du train assez tard et nous ne connaissions pas cette ville. Bien sûr, nous aurions pu nous renseigner en gare, peut-être… Mais à cette heure-là, les bureaux de renseignements pour touristes sont fermés. Et puis, on a pensé que, tout près d’une gare, les hôtels ne manqueraient pas ! Nous ne nous trompions pas, en effet, mais sans doute à cause de la foire des Métaux qui bat son plein actuellement, tous se trouvèrent complets. Une ville étrangère, la nuit, près d’une gare, c’est lugubre ! Mais des bagages trop lourds, ça n’a rien d’agréable non plus ! ‘ Reste ici’, me conseilla mon mari. ‘ Moi je vais partir à la recherche d’une chambre et je reviendrai te chercher’.
Bien sûr, on a regardé s’il n’y avait pas un café aux alentours, mais rien où je puisse l’attendre plus confortablement ! Et on n’a pas eu le courage de retourner en gare, à la buvette ou en salle d’attente, avec nos valises ! Llabdo est donc parti –c’est mon mari… et je l’ai attendu, dehors, à l’abri d’une porte cochère ; on n’est plus en été, maintenant… et les passants n’étaient pas nombreux ! Peut-être y avait-il un bon film à la télévision, aussi, ce soir-là ? Toujours est-il que trois ou quatre types… Je pense qu’ils étaient saouls… Je les entendais se quereller bien avant de les apercevoir… Ils arrivent à ma hauteur ; alors, là, toutes les plaisanteries les plus grossières, des réflexions stupides… J’ai pris ça à la rigolade, d’abord, pour ne pas les énerver, mais ça n’a servi à rien. Ils se sont mis à me pincer, à me dépeigner… Ils ont essayé de… oui ! Ils ont même essayé de me faire subir, comme disent les journaux… des actes que la morale réprouve !... Mon mari, à ce moment-là, arrive… Une bagarre s’ensuit ; mais à deux contre trois ou quatre…, il a beau être costaud, mon mari…, on a eu le dessous ! Ils se sont alors emparés de nos valises et ont disparu ! Et  bien sûr, pas un flic dans le quartier ! Personne pour nous aider !... Voilà !...

Non ! C’est impossible ! Impensable ! Inimaginable ! Près d’une gare… Près de cette grande gare, plate-forme internationale, dans une ville moderne comme celle-ci !... Ne pas trouver un café ! Ne pas trouver un agent de police ! Ne pas trouver de passants pour vous aider ! Alors quoi ? Une suite de malencontreuses coïncidences a-t-elle rendu cette aventure possible ? Cette femme serait-elle sincère ? Ou bien…, ou bien… M’aurait-elle connu jadis et essayerait-elle… Je ne sais pas, moi… De…

« Oui, je vous ai connu, il y a bien longtemps ! C’était en 19… Je ne sais plus ; on parlait beaucoup de vous, à l’époque. Vous dirigiez bien ce club, rue Splashingou, avec danse et orchestre ? Bien sûr, vous ne vous souvenez plus de moi ! C’est pour cela que je viens de vous aborder… Pour savoir si j’étais restée dans vos souvenirs et si vous étiez aussi radin qu’à l’époque !... Dans votre club-cabaret, je m’occupais du vestiaire, pour un salaire dérisoire… tandis que vous… Les bénéfices pleuvaient sur vous. C’était normal… en exploitant tout le monde comme vous le faisiez : les serveuses, l’orchestre, moi, les clients ! Aujourd’hui, j’ai voulu voir ! Et j’ai vu ! Il y a du progrès ! Moi ça n’a pas changé ! Toujours exploitée ! Toujours des boulots de bas étage ! Mais c’est la vie !... »

Non ! Ce n’est pas possible ! Je la reconnaîtrais ! Bien sûr, elle ressemble à cette fille qui tenait le vestiaire dans feu-mon club… C’est pour cela que mon imagination vient d’inventer cette hypothèse… Mais ce n’est pas elle, j’en mettrais ma main au… feu ! Et puis, comment alors expliquer cette balafre au menton ? Impossible ! Alors ?... Je veux en avoir le cœur net : je veux savoir. Il me faut simplement la retrouver, lui dire que je n’ai pas cru un seul mot de son histoire. Enfin ! Avec un peu plus de tact, pour l’amadouer, l’apprivoiser, l’amener aux confidences ! Peut-être me dira-t-elle alors :

« Vous avez gagné ! Vous avez vu juste… Oui ! Je mentais en racontant cette histoire de vol de valises ! Je m’amusais simplement à ‘ faire la manche’, à demander ces trente blumouves à tous les passants, n’ayant rien d’autre à faire… et histoire de voir leurs réactions ! On s’amuse comme on peut, n’est-ce pas ? Et puis, ça permet de parler un peu ! C’est monotone, la vie ! Ce n’est pas rigolo tous les jours de parler sans cesse aux mêmes gens : ceux du boulot et ceux de la famille ! Alors… ».

Est-ce cela la Vérité ? Mon esprit se pose et se repose cette question tandis que je me dirige vers la place où je l’ai rencontrée, quelques dix minutes plus tôt, cette femme qui obtint de moi ces trente blumouves… Enfin, je vais savoir ! Connaître le vrai pourquoi de sa demande… Une trentaine de passants croisent la place en tous sens. Mais elle, la femme…, elle a disparu et je ne saurai donc jamais la vérité.
A moins qu’un jour, le hasard me la fasse rencontrer de nouveau et que j’ose lui poser ma question…