Il pleuvait sur la ville ; il faisait froid…
Par les fenêtres bancales, on apercevait des taxis pressés, de rares passants drapés d’imperméables en plastique qui se hâtaient difficilement, à cause du vent et de la pente rude, vers quelque abri, vers quelque domicile…
Nous, nous le détenions, l’abri, le domicile ! Pas une de ces bâtisses de luxe comme l’immeuble d’à côté, tout plastifié, tout chromé, tout luisant, tout immaculé comme le plus moderne des hôpitaux, avec terrasse au sommet (d’accès interdit, bien sûr, pour éviter les suicides !) ; non !...
Notre maison était simple : quatre murs et un toit. Un toit assez mal fixé sur ces quatre murs, certes, mais comment le lui reprocher ? : le terrain s’était infléchi au cours des ans et un mur avait suivi –ce qui semble tout à fait normal ! S’il avait refusé la pesanteur, un courant d’air perpétuel en aurait résulté… Et un courant d’air au niveau des pieds –le pire de tous, paraît-il ! (« C’est par les pieds qu’on s’enrhume », répètent les parents depuis des siècles, à tort ou à raison…).
Donc, merveille des merveilles, pas d’interstice entre le sol affaissé et le mur : la fente s’était localisée au niveau du toit, les trois autres murs n’ayant pas été dérangés dans leur impassibilité.

Le courant d’air, à ce niveau-là, améliorait l’existence… En été surtout, lorsque les occupants devaient rester à l’intérieur de la maison ; ils se voyaient sans cesse rappeler, par cette brise-là, que dehors, certes, il faisait plus frais, mais qu’ils pouvaient, eux les chanceux, et sans sortir, humer cet air frais livré à domicile ! Un locataire, jadis, -un ronchonneur- tenta de boucher cette fissure avec un de ces ciments instantanés qui prennent toujours trop vite : « Plus de courant d’air dans cette maison », a-t-il déclaré pompeusement, sautant à terre (je l’imagine…).
Et puis, je me le figure tout étonné, deux jours plus tard : pendant la nuit, le sol s’est de nouveau affaissé ; le mur a de nouveau suivi le mouvement ; la fissure a de nouveau zébré le haut du mur, entre plafond et toit… Peut-être a-t-il pesté, le monsieur, le visage cramoisi ? Un fait demeure certain : il n’a pas recommencé l’opération… Peut-être a-t-il tout simplement déménagé ?...
Aujourd’hui, donc, la lézarde est bordée d’une couche de ciment jauni… et le courant d’air est devenu un autre habitant, un ami familier de cette maison ; il vit en bonne intelligence avec Geoffroy, Noë, Cléa et moi-même… Geoffroy ne l’apprécie guère, cependant : aussi évite-t-il cette pièce autant que faire se peut ; avant mon arrivée, il y avait entassé des bouts de bois, de vieux vêtements, des papiers, des cadres de tableaux, un magnifique électrophone qui refuse de tourner, une splendide chaise de style Louis XIII ou XIV (ou XV ?) qui refuse de recevoir des gens sur son siège, ou les renverse quand ils ont l’outrecuidance de ne pas respecter ses désirs…
C’était la pièce-poubelle, le Musée des horreurs…, la demeure réservée à cette peste : le Courant d’air.
Mais impossible cependant d’en oublier la présence ! Toujours par la faute de ce terrain qui refusait de conserver son équilibre, toutes les portes de la maison avaient dû être supprimées : leurs encadrements, en effet, ayant un jour adopté plus ou moins la forme de losanges, il s’était avéré impossible d’ouvrir et de fermer ces portes –ce qui représentait le comble du désagrément- et l’obligation unique s’était alors imposée : il fallait les ôter !...

Geoffroy, lorsqu’il emménagea dans cette maison et fit la connaissance du Courant d’air, essaya bien de remplacer ces portes par d’épais rideaux de toile de jute, doublés d’une couverture, mais rien n’y fit : le courant d’air s’infiltrait toujours pernicieusement par-dessous, ou par côté,… ou peut-être avait-il découvert une autre issue, derrière le frigidaire, là où les lames du parquet baillaient plus que de coutume ?
Geoffroy finit donc par accepter son existence (il ne pouvait faire autrement !), et n’aimant pas capituler, il fit savoir à tous les visiteurs que ce courant d’air était le bienvenu ou même absolument nécessaire. Il levait alors la tête, la narine palpitante, et déclarait avec le flegme de son tempérament britannique : « Vous sentez ?... Il y a une fuite de gaz dans la maison… et puis les gens d’en dessous, des italiens, se servent pour leur cuisine d’une huile qui empeste… Alors, un peu d’air pur de temps en temps est toujours le bienvenu !... »
Depuis, il faisait ainsi semblant de l’aimer, ce Courant d’air, mais il le gardait cependant bien à l’écart, comme avec respect… Car Geoffroy personnifiait admirablement le « pantouflard »… et surtout en ce jour froid et pluvieux dont je vous parle…
Déjà, au petit matin –c’est-à-dire vers onze heures, heure à laquelle la maisonnée s’éveille le dimanche (comme tous les autres jours d’ailleurs !), à l’exception de Noë qui, lui… (bon ! je vous parlerai de lui une autre fois…). Donc, déjà à onze heures, Geoffroy, s’emmitouflait d’un pull-over et d’une vieille veste jaunasse qui juraient terriblement avec le pantalon de velours vert cru que Cléa venait de réparer pour lui, et déclarait, en serrant ses lèvres britanniques : « Trop de vent pour sortir, aujourd’hui ! »…
Une réflexion matinale presque quotidienne, d’ailleurs… et personne n’y porta attention, d’autant plus que, pour une fois, il semblait avoir raison… Hier, et la veille, et le jour précédent aussi, il avait déclaré, toujours serrant ses lèvres britanniques et toujours emmitouflé de vieux vêtements : « Trop frais pour sortir aujourd’hui ! », alors que le thermomètre devait bien indiquer 70° britanniques, c’est-à-dire Fahrenheit, c’est-à-dire quelques 25 et quelques degrés centigrades, et que le soleil inondait le ciel bleu…
En fait, il faut vous dire que chaleur et absence de vent sont synonymes, pour Geoffroy, de journée de travail… et qu’il préfère ainsi ne pas les apercevoir trop souvent…
Eh oui !... Geoffroy est un des rares privilégiés de notre société à pouvoir s’abstenir de travailler lorsqu’il pleut ou qu’il fait froid. Son métier ? Il vend ses peintures, des paysages de la ville, sur les quais ou sur les places.

Donc, aujourd’hui, dimanche, Geoffroy a décidé de ne pas travailler ; il fait claquer l’interrupteur de son vieux chauffage électrique (« je l’appelle ‘grand-mère’ », répète-t-il à chaque visiteur ; « un dollar chez un brocanteur ! ») .
L’appareil est une pièce rare, un objet de musée : énorme, compliqué, surchargé de lames de fer argenté, de plaques dorées, de serpents de cuivre martelé… La création d’un esprit tortueux ou contaminé par le style nouille des années folles… Et puis des lampes de toutes couleurs, pour indiquer quelle résistance chauffe, quelle température vous pouvez escompter, si oui ou non vous pouvez vous endormir tranquillement, en sa présence, sans craindre de vous réveiller à l’intérieur d’un cube de glace ou sous les eaux de votre propre transpiration…
Clac ! Geoffroy prépare l’atmosphère… Clic ! Il règle la température… Clic, clac ! Il fait fonctionner un autre interrupteur pour avoir le plaisir de voir une lampe violette s’allumer et apprendre ainsi que l’appareil entier fonctionne à merveille car il a parfois des sautes d’humeur et il ne faut pas moins d’une dizaine de coups de pied pour le remettre en marche… Et pas avec un pied nu, car il vous enverrait un uppercut de 220 volts qui pourrait vous jeter sur le frigidaire, et que le frigidaire s’avère lui aussi très dangereux, car électrifiant sous son apparence placide et romantique –Geoffroy, qui n’aimait pas sa tache blanche dans la cuisine-salon-bureau l’a décoré d’un oiseau sur une branche en [..urs]… Peut-être cette peinture, le frigidaire la juge-t-il hideuse et veut-il ainsi se venger ?
Alors, on évite de s’en servir –qu’y mettrait-on d’ailleurs quand on ne mange ni viande ni beurre et qu’on ne boit pas de lait, comme notre ami Geoffroy ?…
Le sofa a miaulé, glapi, gazouillé, gloussé et barri (1 dollar 30 cents dans une salle des ventes, vous ne l’imaginez pas parfait ?)… et puis sans doute sait-il que lorsque Geoffroy s’installe de si bonne heure, il n’aura plus de repos de toute la journée, ce qui le fait gémir...
En fait, j’exagère : Geoffroy s’est bien installé pour toute la journée, près de sa « grand’mère », le chauffage rococo, avec un roman policier ou deux (ou trois), mais il se relèvera bien régulièrement (c’est son habitude), demandera : « Qui veut une infusion ? »… et préparera lentement, mais bruyamment, ce breuvage, en en expliquant pour la centième fois les valeurs curatives, le prix, la variété de la plante, le lieu où vous pouvez vous la procurer, plus mille et un souvenirs d’autres infusions semblables infusées en d’autres régions, auprès d’autres amis, en d’autres circonstances…
Noë, Cléa et moi nous tairons, car répondre ou s’intéresser à ses aventures ne ferait que reculer la prochaine plage de silence sur le disque de sa journée…
Mais aujourd’hui, miracle ! Il n’a pas prononcé sa phrase rituelle ! Il s’est levé cependant (ouff ! a dit le sofa), et son sourire nous a appris qu’il préparait quelque chose de grandiose, d’inhabituel, de fracassant :
« Je vais faire un gâteau… », a-t-il articulé lentement, avec son calme tout britannique ; « un gâteau à ma façon… ».
Il était inutile de nous prévenir : nous nous sommes vite aperçus que nous n’avions jamais encore assisté à une telle construction –le mot ne semble pas trop fort- de toute notre vie.
Noë regardait (je vous parlerai de lui une autre fois ; il adore cuisiner –des plats exotiques- et il voulait retenir cette nouvelle recette)…
Cléa regardait : elle qui se méfie des produits chimiques dans la nourriture voulait savoir ce que contiendrait le gâteau de Papa Geoffroy.
Moi qui connais ses habitudes strictes de végétarien, ses précédentes inventions culinaires délicieuses… et qui, de toutes façons, en ce dimanche triste et monotone, aurais absorbé n’importe quoi pour meubler la journée, je détournais seulement de temps en temps le regard de mon livre et jetais un coup d’œil rapide sur tout le monde. Mais je devais bien vite repousser l’ouvrage, car le spectacle dépassait en splendeur, en habileté, en grandeur, le plus intrépide et inhabituel numéro de jonglage…
Là, devant un saladier ébréché (« 3 cents au magasin d’occasion » : il nous l’avait fait remarquer !), Geoffroy se tenait, semblable à ce dieu hindou aux mille mains : il déversait les condiments les plus disparates, les plus impensables. D’où les sortait-il ? Mystère !... son numéro était-il prévu d’avance ? Il tirait des tiroirs, ouvrait des placards, dérangeait des papiers, des vêtements, des boîtes, et hop ! Il brandissait des légumes –jamais encore aperçus, des herbes aromatiques qu’il avait du faire venir tout spécialement pour lui d’îles presque inexplorées… et dans le saladier tombaient des dattes et des figues, des morceaux de choux, des cubes de pommes, des lambeaux d’oignons, des poudres grises, blanches, roses, rouges, brunâtres, roussâtres, vineuses ou glauques, des cônes, des boules, des grains, parmi lesquels se reconnaissait parfois, au passage, un pigment rouge, un clou de girofle, une grume de raison sec et du paprika… Puis d’un bras robuste il pétrit, il agita, il retourna, il mêla, il broya la masse étrange…
Autour du saladier, nous demeurions immobiles, comme fascinés par la multitude des formes et des couleurs…
La poêle à frire grésille, crépite au contact de la pâte… Et c’est la seconde extase : des dizaines de parfums se mêlent dans l’air, tous plus capiteux, plus alléchants, plus exotiques les uns que les autres ! Nos narines sont hypnotisées, en arrêt, largement ouvertes… Notre palais salive… Notre esprit s’inquiète, impatient : « Quand va-t-il être cuit, ce gâteau ?... Une heure ? Deux heures ?... ». Mais non !... Geoffroy, d’une main habile, a jeté l’énorme crêpe en l’air ; elle s’est retournée, elle est retombée exactement (ah ! la crainte qui nous fit frémir de la voir s’écraser sur le plancher !) dans la poêle, où elle pétille de nouveau…
Deux minutes… Trois minutes… Un gong invisible a résonné : Geoffroy est radieux ! Il dépose avec tendresse, avec douceur, sur un immense plateau de céramique, tel l’officiant de quelque culte, de quelque rituel magique, sa splendide création,… et découpe la masse dorée, croustillante, fumante et parfumée…
Huit mâchoires claquent… Quatre langues se pourlèchent les babines… Quatre mains vont se précipiter de nouveau vers le plateau… Délice des délices ! Mets des dieux !... Que de rêveries sur tant de saveurs diverses, plus flatteuses, plus délicieuses les unes que les autres !... On recherche, de la langue, l’origine de chacune, souvent en vain… Puis on sourit, en découvrant le fruit, le légume, le condiment connus…
Ah ! Le gâteau du cher Geoffroy, comme il se laisse manger ! Sera-t-il possible de cesser d’en reprendre avant son entière disparition ?... Non. Dans le plateau, lorsque nous nous arrêterons et recommencerons à parler, il n’y aura plus que trois miettes ridicules !
Geoffroy est couvert de compliments ; il en devient tout rouge et ses lèvres en perdent leur pincement tout britannique ! (« As-tu inventé la recette ? Et qu’as-tu mis dedans ? Et pourquoi n’en fais-tu pas plus souvent ? Et pourquoi n’en vendrais-tu pas ?...)…
Geoffroy est modeste… Il sera même très modeste trois quart d’heure plus tard lorsque nous serons tous les quatre fort pâles, souffrant du vertige, muets et uniquement concentrés sur notre malheureux estomac qui n’en peut plus de distiller des sucs digestifs de toutes sortes… et en vain !
Il grogne, il nous pince, il nous tiraille, notre pauvre estomac ! Visiblement furieux de ce vilain tour ! « On eut pu faire cuire ce gâteau du vieux Geoffroy un tout petit peu plus, non ? ! », hurle-t-il… «… et y mettre un peu moins de haricots et de cacahuettes… et s’abstenir de cette poudre de curry ! »…
Mais nous devons avoir des estomacs solides : il finira par être digéré, ce monument culinaire, après six ou sept heures douloureuses ! Et alors, tout le monde se retrouve d’accord : « Il faudra en faire un autre, un de ces jours, Geoffroy… Simplement un peu plus cuit ! Mais le même ! »…
Alors Geoffroy, timide, reprend son livre et peste contre le courant d’air (la première fois depuis si longtemps !) qui est en train de chasser la merveilleuse odeur de la cuisine-salon-bureau où, entre le frigidaire peinturluré et la « grand’mère » rougeoyante, nous commençons tous à rêver…
… A rêver au prochain gâteau de ce cher Geoffroy…
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