Header image
 

par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
Un Homme marchait
dans une forêt du Queensland ...

Hier soir, le ciel, au dessus du village, était tout rougeoyant… et les voitures de pompiers avaient défilé pendant plusieurs minutes devant sa maison…
 Il aimait le spectacle de ces incendies de forêt, car cette force incompréhensible qui sautait de buisson en buisson, d’herbe en herbe, de branche en branche, avec des craquements, des crépitements, l’emplissait de stupeur et de stupéfaction. Pourquoi ce feu dévastait-il ainsi la nature ? Non, ce ne pouvait être une force aveugle, tout paraissait si intimement lié dans la nature, chaque événement vital en appelant un autre et l’entraînant alors toujours vers quelque merveilleux aboutissement : les gros poissons mangeaient les petits, les hommes mangeaient les gros poissons avant de devenir eux même…
Il s’arrêta devant cette pensée macabre et soupira à haute voix : « Le feu fait partie de l’ordre des choses… c’est tout… ». Puis après avoir déplacé quelques objets disposés sur la table de vieux bois : « Il faudra que j’aille faire un tour là-bas demain. Ce soir, c’est trop tard… et j’ai encore ce problème à régler… Bien plus urgent que tout… Ah la la !... ».

Il demeura une partie de la nuit éveillé, à réfléchir… Mais en vain. La décision à prendre ne parvenait pas à s’imposer à son esprit. Devait-il vraiment vendre sa ferme, abandonner ses terres encore incultes, mais si familières, ses champs cultivés pendant bientôt dix ans avec tant d’efforts et de peines ? Le vieux Jérôme, l’épicier qui voulait se retirer des affaires, lui en offrait une fort belle somme. Avec ça, il pourrait… Il pourrait réaliser son rêve… Mais tout quitter ainsi, après tant d’années, c’était dur pour un homme de son âge, solitaire, sans amis autres que les voisins et les commerçants du village…, pour un émigrant qui connaît encore mal la langue du pays et qui rêve encore tant aux villages de sa Sicile natale… Eh oui ! il n’arrive pas à se sentir véritablement bien dans ce pays trop neuf… Et puis, son voisin soulevait un autre problème, une autre solution, en lui proposant ses propres terres pour une somme dérisoire. Acheter ou vendre ?
Il s’assoupit trois ou quatre heures, les bras sur la table, las du tournoiement de tant de possibilités antagonistes. Il s’éveilla brutalement ; ses pensées étaient plus calmes. Il réchauffa le café de la veille sur un minuscule réchaud électrique ; il ne se servait plus du fourneau depuis le départ de sa femme, mangeant sur le pouce un bout de pain, du fromage, une tranche de jambon ou gobant un œuf… Et l’odeur douçâtre qui s’échappa rapidement de la cafetière sembla lui redonner un peu de joie. Il sourit et se répéta deux ou trois fois tout haut, une habitude qu’il avait acquise petit à petit, de plus en plus chaque jour, depuis le début de sa solitude : « Il faut que j’aille faire un tour vers la forêt, là où ça brûlait hier ».

Il fit un détour par la propriété de Bill, un fermier qui lui donnait un coup de main cinq heures par jour, y ajoutant quelques conseils ; et il gagna la route de la forêt. Il se souvenait, en marchant, du ton distrait qu’il devait avoir eu en lui demandant de cueillir les papayes déjà trop mûres derrière sa ferme et de commencer à mettre les noix de Queensland, les macadamian, dans les grands sacs à sucre. Comme si les problèmes quotidiens avaient perdu de leur importance… Et pourtant ! Il savait qu’il lui fallait prendre une décision rapide, le vieux Jérôme étant pressé de quitter son négoce… Mais d’autres problèmes l’assaillaient ces temps-ci : il savait que sa femme habitait maintenant chez des amis, à quelques kilomètres de là… et il se demandait s’il ferait bien d’aller la voir ou si cela lui amènerait les mêmes ennuis qu’auparavant… Et puis, il y avait aussi à régler l’affaire des bananes… Deux distributeurs voulaient les lui acheter, chacun offrant des avantages importants. Un choix impossible qui le tourmentait sans cesse depuis une semaine.

La route se terminait dans du sable et de rares touffes d’herbes. A partir de là, il fallait avancer à travers un pré minuscule, puis à travers la forêt. Il n’était encore jamais venu de ce côté, pourtant si proche du village. Sans doute parce que la curiosité ne faisait pas partie des traits de son caractère…
 Il réalisa qu’il avait bien fait de mettre ses bottines à cause des ronces et des serpents… Surtout des ronces, car il pensait (ou se forçait à penser) que les serpents ne piquent que lorsqu’on les hait (comme les chiens qui n’aboient ou vous mordent que lorsque vous en avez peur ou les excitez)… Il avait bien été mordu, un jour, par un carpet snake, un de ces serpents de plus d’un mètre dont la peau ressemble, par ses dessins, à un tapis persan… Mais il n’avait eu qu’une légère boursouflure noire pendant une semaine… et rien de plus. Or c’était l’espère la plus courante dans cette région !

Son esprit demeura silencieux l’espace d’un court instant. L’homme se contenta alors d’écouter les plaintes des corbeaux, le « ouût » d’un oiseau dont il ne chercha pas à se rappeler le nom, les ricanements joviaux d’un groupe de kookabura… Puis l’odeur d’une fumée suave lui remit en tête le but de sa promenade. Il leva les yeux : c’était plus à droite, loin des dernières maisons de l’autre extrémité du village. Il couperait à travers les bois. Ce serait facile de se repérer sur les deux ou trois colonnes de fumés qui s’élevaient encore dans l’air… Et il s’enfonça dans la forêt…

Il n’alla pas bien loin… Une centaine de mètres peut-être. Une rivière très calme interrompit sa marche. Etroite, mais beaucoup trop large cependant, et trop profonde pour la traverser. Il vit, en face, une minuscule plage et se dit à haute voix : « Un gué… Il doit bien y avoir un gué en amont… Il suffit de la remonter ; en suivant le bord… ».

Mais cette décision devait s’avérer très vite impossible à mettre en pratique : la berge tombait presque à pic sur l’eau, ne laissant qu’une dizaine de centimètres de sable boueux où sa semelle s’enfonçait instantanément… Il essaya en vain de s’agripper aux branches, aux racines qui se tendaient au-dessus de l’eau, mais il y avait énormément de ronces, et les branchages, trop souvent morts, se brisaient avec de longs craquements métalliques.
« Bon… », maugréa-t-il… « je vais m’enfoncer directement dans la brousse ». Il rebroussa chemin, remonta sur la terre ferme, et cassant une branche d’un coup de pied, repoussant des feuillages roux et secs, il tenta de se frayer un chemin parallèle à la rivière… Mais les épines se firent plus nombreuses, les entrelacs de branches plus compacts, les buissons plus denses et plus serrés les uns contre les autres. Puis d’énormes souches lui barrèrent le passage…

Il jura…
Tyuup !... Par une étrange coïncidence, un whip-bird, un oiseau-fouet lança son cri caractéristique et cinglant… et l’homme pouffa de rire, levant les yeux dans sa direction : « Tu peux faire le malin ! »... lui lança-t-il… « Si tu étais où je suis et sans ailes, tu verrais un peu ! ».

Ses propres paroles tintèrent étrangement à ses oreilles. Il se vit au milieu de cet enchevêtrement, de ce foisonnement de la nature, minuscule, immobilisé, inquiet même, furieux… Il vit l’impuissance de ses efforts, de ses coups de pieds contre les tiges rebelles, de ses mains nues contre les échardes et les épines… Puis, se superposant à cette image, il se vit emprisonné, étouffant, la nuit précédente, au milieu de ses problèmes… Sa ferme, ses récoltes, sa femme… Impuissant, immobilisé, inquiet, furieux, minuscule…
Dans cette forêt, comme dans la vie, il sentait aujourd’hui combien il était peu de chose, lui, l’homme, au milieu des forces de la nature et des événements de la vie ; et il murmura tout haut : « Bon, inutile de lutter plus longtemps… ». Il évoqua les arbres encore en feu, sans doute, plus à l’Est…  Etait-ce vraiment important que d’aller voir cette terre couverte de cendres, ces arbres noirs et tristes qu’il avait déjà vu maintes et maintes fois dans cette région où les feux de brousse sont monnaie courante ?...
Puis cette image fut remplacée dans sa tête par celle de sa ferme, de sa plantation… Etait-ce vraiment important de les conserver, de chercher à tirer le plus de profit possible au prix d’angoisses, de nuits blanches ?… Au prix de la solitude ? Car il le savait bien : sa femme n’avait pu accepter sa vie faite de travail permanent, de nervosité, de mille et un soins consacrés à la production, à l’argent…, au détriment de son amour pour elle…

Il avait rebroussé chemin. Un brusque souffle de vent fit cliqueter les feuilles sèches et s’enfuir un grand oiseau blanc… Puis la nature redevint silencieuse ; seule le « crecre » d’une sauterelle et le ronflement lointain d’une auto, dans le village, rompit ce calme, pendant son retour vers la sortie de la forêt.
Puis, comme cela arrive assez souvent, il y eut un vacarme assourdissant pendant une bonne minute. Comme si toutes les sauterelles s’étaient donné le mot. Dans le silence du paysage, ce bruit devenait angoissant, insupportable…
 Lorsqu’il s’arrêta, l’homme venait de s’immobiliser, les yeux à demi fermés pour mieux voir : très près de l’endroit où il avait essayé de pénétrer, l’herbe était fauchée et des taches blanches de sable s’y éparpillaient. Le chemin aurait-il été si près ? Oui… et voilà l’homme qui s’y engage, songeur…  « Une bonne leçon pour les têtus de mon espèce », moralise-t-il à haute voix… « Je fonce…, je fonce… tête baissée, sans regarder où je peux aller… Certain de pouvoir me frayer un chemin avec l’aide de ma force… Ouaih !... alors que le sentier était là… à quelques mètres… Et un beau sentier même !… ». En effet celui-ci s’était élargi maintenant et serpentait entre de longues masses de fleurs sauvages… Le soleil qui filtrait entre les feuilles le décorait de formes mouvantes… A n’en point douter, il suivait la rivière et se dirigeait là-bas… exactement vers l’endroit où il avait projeté de se rendre.

« Et s’il en était de même pour mes affaires ? », se demanda-t-il… S’ il existait aussi un sentier comme celui-ci… un moyen de sortir de ce labyrinthe de problèmes ? ».

Mais il ne put trouver de solution et les obsessions familières s’emparèrent de nouveau de son esprit : vendre ou ne pas vendre…, retourner voir sa femme, la ramener à la maison ou demeurer orgueilleusement sur ses positions ? Accepter les propositions d’achat de bananes de la coopérative de Coffs Harbour ou de Stan Roth ?...

Elles ne s’arrêtèrent que lorsqu’il se trouva devant la masse énorme d’un arbre abattu. Il avait pris feu et ce géant s’était effondré, les racines arrachées à l’humus… C’étaient de longues racines, largement étendues, mais qui n’avaient pas pénétré profondément dans le sol… Elles s’étaient étalées, comme pour prendre possession du plus grand espace possible et cette énorme plaque de quelques centimètres d’épaisseur seulement aurait bien recouvert deux larges pièces d’habitation… « C’est bien ce que j’essaye de faire, moi… », philosopha-t-il à haute voix.
Il n’avait donc jamais regardé la nature jusqu’à ce jour… Ou quelque mécanisme en lui s’était-il mis en route, lui faisant comprendre les lois de l’univers ?...
Il voyait dans ces racines, dans cet arbre abattu, sa propre attitude dans la vie… Lui aussi voulait s’étendre, posséder, s’enrichir de terres et de récoltes… Lui aussi oubliait de s’incruster profondément. Lui aussi sentait qu’il allait bientôt être abattu…
Mais une voix, au fond de lui, criait qu’il ne souhaitait pas vraiment enfoncer ses racines dans cette terre ensoleillée… Cette voix lui parlait de son village sicilien, des maisons blanches et ocres agrippées à la colline, de l’église avec ses marches immenses et sa peinture d’or et d’azur…, de ses amis, assis sur les bancs de bois de la promenade, regardant le soleil se coucher ou échangeant de rares paroles…

Il réalisa soudain que là était la réponse à tous ses problèmes, le sentier qui le conduirait où il souhaitait réellement aller, sans luttes vaines contre les forces omnipotentes de la vie… Mais cette réalisation était trop douloureuse. Elle rejetait comme ridicule toutes ses activités de dix ans… depuis son arrivée en Australie… Elle se riait de ses promesses à sa femme : « Tu verras », lui avait-il dit alors… « Tu ne regretteras pas de m’avoir accompagné… Nous serons riches… Nous serons heureux…».

 Et il regarda le ciel pour ne plus y penser… Un kookabura éclata de rire… Le chant rauque d’un autre oiseau y fit écho… L’homme regarda autour de lui… A sa gauche la rivière se terminait… Ou ce qu’il avait pris pour une rivière ? ; en fait, c’était plutôt un chenal construit par les hommes, mais terminé par une plage merveilleuse, d’un blanc immaculé, couverte de gros bouquets de fleurs blanches au parfum sucré… Et derrière…, la forêt qui avait brûlé la veille et achevait de se consumer… Le paysage était beaucoup plus agréable qu’il ne l’avait espéré !
Et il sourit d’aise et de béatitude en s’asseyant sur la plage de sable.

« Il suffit donc de trouver le sentier… et tout devient merveilleux… », grommela-t-il, songeant de nouveau à ses problèmes… Et de nouveau l’image de son village éclata devant ses yeux… Vendre sa ferme, revoir sa femme, repartir dans leur île natale…
Et tout devint clair et radieux en lui… Une grande fraîcheur…, l’impression de pouvoir enfin respirer librement… La sensation de bonheur… Mon Dieu !... Que n’avait-il compris plus vite et évité tous ces ennuis, ces querelles, ces discussions avec lui-même ! Que n’avait-il essayé de voir comment se sortir de toutes ces impasses avant de s’y enfoncer de plus en plus ?...

Il rentra lentement chez lui, souriant… Il y avait une silhouette devant la porte… Non !... Ce n’était pas possible !...
 Sa femme était là, qui l’attendait… Et elle lui souriait…

 

1971

Bongaree
Bribie Isl.