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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
L'Hôtel recommandé

            Pierre était un finaud ! Débrouillard comme personne, dans les pays étrangers… Et une mémoire incroyable qui lui permettait à chaque instant de vous donner tous les renseignements les plus rares sur votre propre voyage…
            Ce fut par lui que j’obtins l‘adresse de cet hôtel, avec bien d’autres, d’ailleurs…Quelle liste impressionnante j’emportais avec moi dans l’avion !...
        Il fallait que j’achète mes cartes postales dans telle petite boutique pas chère et superbement achalandée, que je choisisse les sculptures du pays chez tel marchand et insiste de telle et telle manière sur tel et tel prix, que je prenne mes repas à la table de tel restaurant inégalables et mon petit-déjeuner dans tel estaminet absolument remarquable…
       Quant à mon séjour dans le pays, Pierre me déclara sans la moindre hésitation, sortant l’adresse d’un recoin profond de sa mémoire bien rangée, qu’il ne pouvait se faire ailleurs que dans la chambre ultra propre et bon marché de l’Hôtel Mirifique, l’hôtel le plus merveilleux, le plus sympathique, le plus calme, le plus attrayant – pour le prix ! – de tous ceux qui vantaient leurs charmes aux touristes…

            Ma confiance en Pierre était totale ; et lorsque, à l’aéroport de ce pays lointain, une dizaine de personnes sautaient sur mes bagages et sur mon attention, je les écartais d’une geste hautain et solennel, sûr de moi et de ma science… Sans écouter leurs louanges des hôtels X, Y, Z, des auberges A, B, C, des pensions de famille aux noms prestigieux vers lesquels chacun voulait m’attirer, m’en faisant miroiter le confort, le calme et le prix imbattable, je lançais le nom de mon futur palace : l’Hôtel Mirifique !...
Ils lâchèrent prise, après un silence de stupeur respectueuse ! Ah ! Ils ne devaient pas être habitués à autant d’assurance, à un choix aussi judicieux !... Sans doute pensaient-ils qu’un boui-boui me suffirait, que je me laisserai avoir, après la fatigue du voyage… Mais non ! Je les faisais déchanter !... J’étais un touriste, certes, mais un touriste éclairé, prévenu.., quelqu’un d’impossible à tromper !...
          Et dans le taxi qui me catapulta de l’aéroport à mon Hôtel Mirifique, je savourais mon petit effet en souriant…

            On s’affaira autour de moi…Cinq garçons, toutes courbettes, s’emparèrent de mes deux valises…Trois autres se disputèrent l’honneur de me pousser un fauteuil sous le séant... et deux autres m’apportèrent la fiche d’hôtel à remplir tandis que quatre de leurs collègues me tendaient leurs stylos…
            Ah ! Pierre… Combien tu avais raison ! Quel service !.. .Je ressentais ce que j’imaginais être le plaisir d’une personnalité célèbre en visite, recevant tous les honneurs possibles… Bien sûr, le prix de la chambre s’avéra plus élevé que celui mentionné par Pierre, mais j’acceptai sans sourciller (en quelques mois, de nos jours, tout n’augmentait-il pas ?), et, trop heureux de me trouver aussi rapidement installé, quelque peu étourdi, également, par le va -et-viens et la sollicitude du personnel; je n’y prêtais que très peu d’attention…
            Le décor était à l’image du service : un magnifique porche sculpté d’imposantes et impressionnantes gargouilles ouvrait sur la bâtisse d’un blanc immaculé que toutes sortes de plantes et de fleurs se bousculaient pour orner et ombrager…
            Tous les garçons s’étaient rassemblés pour m’ouvrir la porte de la chambre d’une commune main… Splendide ! Ah ! Pierre ! Que tu avais donc bien fait de me donner cette adresse ! De la fraicheur, de l’air bien ventilé… Des couvre-lits d’un tissu chatoyant aux motifs splendides, aux coloris si harmonieux… Des tableaux remarquables sur les murs… Un mobilier sobre et de très bon goût… Une douche et une baignoire comme je ne m’attendais pas à en découvrir dans ce pays !... Quel séjour merveilleux j’allais pouvoir faire ici ! Quel repos j’allais apprécier !... Comme il me serait facile de me lever avec le soleil, dans une aussi merveilleuse atmosphère, d’écrire devant la large baie qui me découvrait un jardin multicolore, parsemé de fauteuils, de chaises longues, avec un kiosque aux sculptures et à la décoration impressionnantes – le restaurant, d’après les renseignements qu’on s’était empressé de me fournir, mais que Pierre m’avait déjà donnés…
            Ah ! Pierre ! Dès demain, j’allais t’écrire une carte postale pour te remercier !...
            Je commençais à déballer mes valises…Un coup discret à la porte : une adorale serveuse m’apporte un jus de fruit, avec les souhaits de bienvenue de ses patrons… C’est trop ! Je crois rêver ! Je m’étrangle dans mes remerciements !...

            Quel matelas ! J’ai fait un petit somme d’une heure et demie et me réveille pour le repas du soir… C’est sous ce kiosque que je le prendrai, au milieu des statues et des serveuses, aussi nombreuses les unes que les autres…, si nombreuses que je finis par parler aux statues et contempler les serveuses comme s’il s’agissait de statues… La nourriture s’amoncelle avec profusion ; le vin local, extrait du riz, est succulent… et la note apparaîtra comme la moins élevée que j’ai jamais eu à payer dans un restaurant ! Les vacances commencent bien ! Dès demain, j’achèterai un souvenir pour Pierre, en plus de la carte postale…

            L’estomac bien rempli, l’humeur au beau fixe, le cœur plein de générosité et d’affection pour Pierre et le monde entier, j’ouvre, souriant, la porte de ma chambre… Que la nuit va donc être agréable sur ce lit, dans cette pièce, dans ce calme ! Demain, me dis-je en moi-même, je serai en pleine forme pour visiter la ville…

            Les craquements du lit de bambous donnèrent le signal... Ils sonnèrent le rassemblement général et l’heure du repas pour une armée de moustiques vrombissants…
        Ah ! Depuis combien de temps n’avaient-ils point eu de repas du soir ? Tout dards pointés, ils s’abattirent sur moi ; je me levai en trombe, allumai la lampe électrique, cherchai un drap pour me protéger… En vain ! Tout ce qu’offrait l’hôtel, dans ce pays tropical, était une couverture de laine ! Tant pis, murmurai-je, les nuits sont peut-être fraichesEn attendant, je peux essayer de tuer quelques-unes de ces bestioles voraces…
         Avec les mains, avec une serviette, avec une chaussure, avec un journal, je tapai, je frappai, je cognai sur les murs, les placards, debout, agenouillé, couché sur le sol… En vain ! Ils étaient futés, ces loustics de moustiques ! Tout petits, noirs, agiles, rapides, jaillissants, bondissants, esquivant sans cesse mes projectiles, puis se terrant Dieu-sait-où et réapparaissant aussitôt la lumière éteinte !
            Et impossible de s’en protéger, même enveloppé et transpirant dans l’épaisse couverture que leurs aiguillons parvenaient à transpercer ! Par quel miracle je m’endormis enfin, je ne chercherai pas à l’expliquer, l’ignorant totalement… Mais mon sommeil ne dura que très peu : une porte qui claque, des pas et des bruits...  Non ! Pas des bruits ! Des hurlements de voix, des portes qui claquent, des chaises qui bougent en rugissant, des lits qui glapissent, qui grincent, qui renâclent, qui craquent : mes voisins viennent d’arriver, et malgré l’heure tardive (ou matinale, suivant le point de vue où je me place !), ils vibrent d’énergie ! Je les entends distinctement, à travers la cloison, s’entretenir du spectacle qu’ils viennent de quitter, de leurs amis et du coûts de la vie, des projets du lendemain, du mois suivant, de l’année suivante… On dirait qu’ils ne se sont rencontrés que cette nuit-là, tant ils ont des choses à se confier ! L’homme avouera ensuite à sa femme que, vu le décalage horaire entre ce pays et le leur, le Portugal, il n’a pas sommeil et va sortir faire un tour… Heureusement pour moi, il s’éloigne avec le poste de radio qu’il vient d’allumer, et son sillage musical s’évanouit dans la rue…

            Le silence retombe, ponctué du chant monocorde des moustiques – moins nombreux maintenant, la chair des voisins s’était avéré sans doute plus fraîche que la mienne – et je mets à profit cet instant de calme pour pester contre Pierre qui n’avait mentionné ni ces insectes, ni l’épaisseur de la cloison des chambres… Et sur ces pensées grises et rouges, je m’endors de nouveau… pendant une demi-heure : mon voisin insomniaque retourne dans sa chambre, enrobé de musique, de trainements de savates, de claquements de portes et de réflexions inutiles faites à haute, très haute voix…
      Puis je me rendors... jusqu’au moment où la soif me prend à la gorge : une soif terrible, causée par mes efforts, à n’en point douter, à lutter contre les moustiques. Clic !... j’appuie sur le commutateur… Mais la nuit qui m’entoure demeure sombre. La lampe serait-elle grillée ? Ah ! Non…Je me souviens maintenant ! Le bruit régulier de moteur, hier…Ils ont arrêté le générateur ! Plus de lumière électrique avant la prochaine soirée !...
            A tâtons, je me dirige vers la salle de bain, mais mon esprit se remémore à temps les conseils de prudence : l’eau de ce pays n’est potable que bouillie ! Il me faudra donc me rhabiller et, la gorge sèche, chercher dans tout l’hôtel, des chambres au restaurant, du restaurant à la réception, de la réception aux chambres, à la lumière de la lune… Pas de garçons en vue ! Eux qui étaient, la veille encore, alors que je me serais parfaitement passé d’eux, aussi nombreux que les moustiques ! Ma gorge brûle !...
            Ce n’est qu’une heure plus tard, au moment où je vais renoncer, qu’une serveuse, rentrant d’une promenade nocturne, me sauvera d’une mort certaine avec une infâme bouteille de jus coloré et hors de prix !...
            Je n’ai pas oublié Pierre dans mes pensées et je commence à me demander s’il ne l’a pas fait exprès : ces soupçons m’empêchent de dormir et vous avouerai-je que la douche que je tente alors de prendre pour me calmer les nerfs refuse de m’asperger de plus qu’un minuscule filet d’eau… Et que ce filet d’eau s’arrêtera complètement bien avant de m’avoir rafraîchi ?.. Et puis, bien entendu, je me rendors... une ou deux heures. le chant d'un coq, puis d'un autre, puis de tous les coqs et même de tous les gallinacés du pays me tirent des bras de Morphée auxquels j'essaye en vain de m'agripper... Ils me préviennent seulement du fait que le soleil va se lever dans deux ou trois heures; et me le répètent jusqu'à épuisement ! Ah ! généreux volatiles..., que je vous tordrais le cou avec joie !
         Ma haine, cependant, s'évanouira bien vite... Du moins celle dirigée contre eux..., en se retournant contre le chien qui, là, à cent mètres, je le devine, se met à aboyer, puis à hurler à la mort, réveillant tous les chiens du quartier; et sans doute tous ceux de la ville également ! Et faisant, par la même occasion, se lever mes voisins..., et les habitants de la maison voisine... et ceux d'autres maisons encore qui crient, lancent des projectiles dans la rue, maudissent la gent canine et les propriétaires de ces animaux sans respect pour le sommeil des humains...
         Leurs plaintes et leurs malédictions n'émeuvent guère ces chiens errants qui lanceront leurs propres plaintes et leurs malédictions, pendant des heures et des heures encore, dans les rues vides et sonores…

            J’écris, dans ma tête, la lettre furieuse que, dès demain, je vais poster à Pierre, et m’endors à la mille six cents quarante troisième ligne… Pendant une heure, c’est-à-dire jusqu’à cinq heure du matin, heure que le soleil a choisi, ce jour-là, et qu’il choisira également par la suite, pour se lever dans toute sa gloire et pour pousser une population besogneuse et bruyante dans les boutiques et les rues…

            Ah ! Pierre, tu ne m’avais pas parlé de cette habitude qu’ont les habitants de se lever à l’aube et de transformer instantanément leur énergie en actions toutes plus sonores les unes que les autres ! Les klaxons hurlent, les bouches aboient, les sonnettes font leur tintamarre, les moteurs rugissent, les rires éclatent.., mêlés à une foule d’autres sons plus ou moins distincts, allant du choc des métaux les plus divers au choc des bois les plus variés, mais tout aussi violents les uns que les autres…
            Même le coton, puis les bouts de papier que je me bourre dans les oreilles, même la couverture dont je me recouvre la tête, ne parviendront pas à retenir ce vacarme à l’écart… Il me faudra donc, l’œil vague, la tête dans le brouillard, me lever avec les autres, et partir en quête d’un autre hôtel… Une recherche longue, longue…et vaine ! Toutes les chambres se trouvent déjà occupées, où que j’aille… et je dois me résigner à mon triste sort !...
            Mais le malheur des malheurs, l’abomination des abominations, c’est que je n’ai encore pu trouver l’énergie nécessaire, aujourd’hui, après une semaine de vacances, c’est-à-dire après sept nuits passées sans sommeil à l’Hôtel Mirifique, pour écrire ma lettre d’insultes à mon ami Pierre,...  Pierre le finaud, le débrouillard, Pierre dont la mémoire incroyable retient toujours une bonne adresse pour des copains qui partent en voyage…