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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
Idylle à Delhi


« Namaste Sam Passa Bolyouroup. Matsitrapa. Namaste. Escapecha emi solite arul… Namaste. Paxis… »

« Zut ! Allez au diable ! »

Chris, en vacances en Inde, était furieux et sa colère venait d’éclater...
Ah ! Comme il regrettait amèrement, à cette heure, son mépris et son dégoût des hippies ! Il eut donné cher, aujourd’hui, pour avoir de longs cheveux, une barbe,… pour oser porter autre chose que son pantalon trop bien taillé, sa chemise bien empesée ; pour se passer de son appareil de photos, aussi ! Leurs tenues négligées, leurs vêtements d’orientaux peu fortunés, leur air plus vagabond que touriste les abritaient, eux, les hippies, des mendiants en quête d’aumônes, de ces mendiants qui maintenant l’assaillaient.
Chris ne savait que faire : en cercle autour de lui, trois femmes lui présentaient leurs nouveau-nés, enveloppés de guenilles repoussantes, accentuaient d’un geste de la main vers la bouche les paroles qu’il ne comprenait pas. Un homme faisait appel à sa pitié en exhibant son fils de dix ans aux dents horriblement implantées et au bras coupé.
En temps normal, il leur eut donné une ou deux roupies –cela représentait si peu d’argent dans son propre pays, l’Australie… -, mais, aujourd’hui… « Non… qu’ils aillent donc tous au Diable ! » bougonna-t-il… Car les gens qui l’entouraient de leurs plaintes monocordes et incessantes, l’empêchaient de suivre, même du regard, la jeune femme… Une jeune femme mystérieusement belle, qu’il venait d’apercevoir un instant auparavant et qui (il en était presque certain) lui avait souri au passage… Bien sûr, ce serait trop tard maintenant ! Une aiguille dans une botte de foin ! Comment la retrouver au milieu de cette marée humaine qui montait et descendait l’étroite rue encombrée d’échoppes bruyantes, de vélos aux sonnettes stridentes dépassant des chars à bœufs peu maniables, contournant des voitures de marchands des quatre-saisons de toutes descriptions !

« Pas d’argent ! », hurla-t-il… « No money ! Vous comprenez ? No money ! »… Mais il dut les bousculer pour se libérer.
Dans ce décor éclatant, bigarré, exotique à souhait, dans ce décor des mille et une nuit, Chris partit à la recherche de sa princesse. Plus d’une fois, entre les vestes blanches, les turbans rouge-sang, bleu de Prusse, vieux rose, entre les saris de riches bourgeoises ou les toiles crasseuses de sadhus vagabonds, il crut l’apercevoir ; mais, chaque fois, ce n’était qu’illusion qui s’évanouissait dans le bruit et la chaleur…
Il se résigna : « Tant pis ! Si elle avait été intéressée, elle m’aurait attendu ! Mais on n’est pas en Europe, ici de toutes façons… et je n’eus même pas espéré cela d’une Australienne ! »…
Et il entra dans l’abri frais d’un café. La salle était longue, enfumée. S’y serraient, à d’étroites tables presque au ras du sol, une foule fort diverse : jeunes indiens aux vêtements européens, jeunes européens aux vêtements d’indiens, hommes d’affaires aux fronts soucieux et vestes sombres, massifs et fiers Sikhs enturbannés… Et là…, à côté d’un des rares sièges apparemment libres… Elle !…, la jeune femme entrevue quelques minutes auparavant… et portée disparue !
Chris aurait aimé lui lancer un « C’est incroyable ! », mais il se contint. Surtout ne pas avoir l’air de… ce qu’il était : une âme-en-peine à la recherche d’une âme-sœur, un fatigué de la vie quotidienne en quête du divertissement de la rencontre. Il se créa un visage et une voix à l’image de son pantalon et de sa chemise : classiques, rigides, empesés… pour obtenir, d’une phrase conventionnelle, la permission de s’asseoir à sa table. Elle sourit, repoussa sa bouteille de coca-cola, et le regarda s’installer… Il cacha son impatience de lui parler en consultant longuement le menu, l’air connaisseur, l’air calme, l’air important… Puis, sa commande passée, se replia dans la lecture d’un journal acheté le matin…

« Bon ! C’est raté ! Elle cherche son porte-monnaie. Elle va payer. Elle va partir ! Ma dernière chance ! »…
Ce que Chris déclara, ou demanda, quel geste il fit (une cigarette offerte ? Un « pardon de passer le bras devant vous » pour prendre le sucrier ?), il ne s’en souvient plus aujourd’hui ; mais il rompit la glace (une glace facile à rompre, il l’admet volontiers) et la conversation démarra, ronfla, vrombit… Les yeux de la jeune femme le fascinaient : des yeux bleu-gris comme ceux de son amie d’enfance… mis en valeur par le sari de soie d’un autre bleu et les bijoux d’or du cou, des oreilles, des doigts,… de ces doigts fins qui dansaient souples, au rythme des phrases… « Je suis étudiante en anglais », dit-elle avec simplicité « Et vous ? »

Ce fut le point crucial de toute cette aventure. Il eut été si simple de lui confier la vérité : son bureau à Sydney, ce mois de vacances qu’il s’offrait en Inde avec ses économies accumulées lentement, douloureusement même, par privation de sorties, de cinéma, de rencontres sociales, de repas parfois… Mais non ! Son rang à conserver… Sa dignité d’habitant d’un pays riche…, son image de séducteur et d’homme blasé. Ne point exposer sa timidité, sa sensibilité, son désir, son besoin d’amitié, sa solitude ! Présenter, au contraire, une idole, un mirage, un surhomme, pour oublier un instant qu’il n’était rien d’autre que Chris, le petit employé Chris, un être humain, un simple être humain !...
Non ! Il en était certain ! La vérité ferait disparaître pour toujours un mirage, ce mirage qui exhibait trop ostensiblement sa richesse en bijoux sonores et brillants ! Et le voilà qui se lance dans tous les détails d’un fantastique curriculum vitae : ses parents, de simples ouvriers de la banlieue de Sydney, passent à la tête d’une immense usine de produits chimiques… Son père, si timide en fait, il l’accompagne dans des cocktails, des banquets, des colloques… Sa mère, éternellement vêtue d’habits sobres et tristes ? Il en fait une femme convoitée, presque fatale…, trouvant ainsi, malgré lui, la fausse raison de sa présence en Inde.
« J’ai quitté ma famille », déclare-t-il avec des tremolos dans la voix.  « J’y étais trop malheureux ! »…
 Il touche une fibre sensible du cœur de cette jeune indienne, habituée, comme tout ce peuple, à valoriser cette institution… Et ses paroles lui rapportent de tels sourires de commisération, de compassion, que lui, Chris, s’emporte de plus en plus… Il éprouve même alors tant de sympathie, de pitié, pour son propre personnage qu’il enchaîne de nouveau : « J’ai un frère en Angleterre », confie-t-il à la jeune fille, « qui a réussi dans la vie, lui… C’est le réalisateur du film Les Eaux et l’Espérance qui joue d’ailleurs en ce moment ; ici même, à Delhi .
Ah ! Vous vous appelez donc Stammer ? Voyez ! J’ai une bonne mémoire ! J’ai vu le film la semaine dernière ! ».

Reculer s’avère impossible, dangereux même. Chris balbutie : « Oui… C’est cela… Chris Stammer, c’est mon nom ! » ; et il change aussitôt de sujet de conversation.

Il parla de son métier qui l’envoyait fréquemment en Inde - nouveau mensonge-, de sa vaste demeure -presque un château !- en Australie, et de ses terres… La jeune fille ne semblait pas se lasser de l’entendre : peut-être sa soif de connaître le monde, son engouement pour tout ce qui brillait ou provenait des hautes sphères sociales auxquelles elle essayait d’atteindre, se trouvaient-ils satisfaits ? Cette poudre jetée à ses yeux scintillait comme l’or et l’argent…

« Où habitez-vous à Delhi ? », demanda-t-elle soudain.
Chris eut peur… Avec ce détail, tout son château s’écroulait. Dans quelle impasse ses mensonges l’avaient donc poussé. Mais le jeu en valait la chandelle puisque l’intérêt de cette charmante personne, sa présence dans son univers ennuyeux et monotone en était l’enjeu ! Bon ! Lui parler d’un palace, il n’en était pas question : il n’en connaissait aucun et ses descriptions mensongères éclateraient alors dans toute leur invraisemblance ! Lui parler de cette chambre minuscule et sordide où il logeait en fait, dans une rue bruyante du quartier commerçant, cette chambre sans mobilier autre qu’un mauvais lit bancal et une chaise de bois meurtrie, cette chambre peu chère et fort chaude où il étouffait le jour comme la nuit malgré le ventilateur crasseux… Il n’y fallait pas songer non plus ! Son esprit, sans doute entraîné par ce long monologue sur sa richesse trouva rapidement une issue, une voie de salut, un autre mensonge…
« J’ai posé mes pénates chez des amis », déclara Chris… « Pour quelques jours… Le temps de trouver un hôtel à mon goût. N’oubliez pas que je ne suis arrivé à Delhi qu’avant-hier ! ».
Elle fut ravie de lui proposer son aide… Lui, beaucoup moins !… Mais il dut l’écouter, tant il souhaitait conserver longtemps sa présence, retrouver sa compagnie tout au long de son séjour. Il dut l’écouter, il dut acquiescer devant le charme évident de l’hôtel qu’elle lui décrivit,… pour l’amour de son charme à elle. Il dut promettre, également, de s’y installer. « Je passerai voir si vous vous y trouvez bien » ajouta-t-elle, heureuse et souriante… et il vit là une confidence d’amitié…

« Des frais nouveaux qui vont singulièrement écourter mon séjour en Inde », maugréa-t-il lorsqu’elle fut partie, lui laissant sa note à payer…

Chris demeura encore longtemps dans ce café, silencieux, refusant même de poursuivre les conversations que de nouveaux voisins de table essayèrent d’engager avec lui… C’était un tel problème, celui auquel il avait à faire face maintenant !...
Qu’auriez vous fait, vous, à sa place ? Certes, il pouvait conserver sa chambre miteuse, poursuivre ses vacances comme avant cette rencontre fatidique, lui apprendre qu’il demeurerait chez ses amis… Mais comment accepterait-elle qu’il ne les lui présenta jamais, justement, ces amis : elle verrait sans doute là un manque de confiance…, un manque de confiance peu favorable à la poursuite de leur relation amicale… Quel dilemme, non ?... Il ne voulait pas la perdre ! Il ne voulait pas retomber dans la monotonie d’une vie solitaire, dans la tristesse de l’ennui… Il voulait la présence constante de cette jeune fille… Il voulait se griser de sa beauté… Il voulait parader à ses côtés auprès des autres étrangers… Il voulait…, il voulait tant de choses en fait qu’une seule voie, une solution unique se présentait devant lui : il la prit, après maintes hésitations, cela va sans dire ; il logerait au Crystal Hotel… et écourterait son séjour de deux bonnes semaines…

A partir de ce moment-là, tout se déroule très favorablement : Chris reçoit la jeune fille dans le cadre magnifique et frais de l’hôtel… Il ne se sent plus de joie ; elle est ravie. Pensez ! Un roman d’amour en Inde avec une Indienne : les rêveries exotiques et romanesques de ce jeune homme se réalisent ! Quel homme n’eut été non seulement satisfait, mais radieux, enthousiasmé, aux anges…, au septième ciel ! Bien sûr, de temps en temps, il en redescend, de ce septième ciel… lorsque la jeune fille, persuadé d’avoir affaire à un millionnaire, se conduit quelque peu comme la femme d’un millionnaire, obligeant Chris à des frais si énormes qu’il se voit chaque jour rapprochant la date fatidique, celle de son départ forcé….
 Certes, il ne regrette pas, il ne regrette plus sa série de mensonges : elle l’a conduit au paradis… et il se doit, simplement, de l’entretenir ; il parle très régulièrement de ses parents et de ses terres, de son métier important pour lequel il parcourt assez fréquemment la ville. Seul. Cela lui permet d’éviter quelques notes de restaurant, de cinéma ou de théâtre… et raffermit son rôle, son standing,… son charme aux yeux de la jeune fille.
Ce sont ces mêmes mensonges qu’il devra déverser de nouveau dans la famille de son amie, et chez leurs relations. Avec tant de plaisir, tant de joie, d’ailleurs ! Car de se retrouver ainsi, du jour au lendemain, projeté d’une position sociale à une autre s’avère un phénomène exceptionnel, enchanteur… Vivre dans un hôtel de grande classe, être entouré perpétuellement des soins attentifs d’un personnel zélé qui l’admire ! Quel baume sur sa timidité, sa lassitude de vivre, ses angoisses… Son orgueil, flatté, lui redonne et la confiance, et la tranquillité d’esprit, et le bonheur… Sûr de lui, il s’épanouit…, ose parler…, s’exprimer… Ne va-t-il pas, dans son enthousiasme tout neuf, à faire des projets d’avenir, à sentir naître en lui cette fougue qu’il avait oubliée depuis sa jeunesse, cette fougue qui le pousse à croire qu’une fois de retour en Australie, il reprendra ses études, se spécialisera pour un nouveau métier, pour le métier dont, au fond, il a toujours rêvé, sans jamais se l’avouer, préférant alors la sécurité de son petit emploi ennuyeux, à cet effort qui lui apporterait le bonheur… « Depuis que j’ai du changer de nom par la force des choses », se répétait-il fréquemment…  « Depuis que je suis considéré partout comme Chris Stammer, le frère du célèbre producteur et le fils d’une fortune de l’industrie, c’est comme si j’étais réellement devenu un autre… Il suffisait de peu, avouons-le »…

Et oui, avouons-le, il suffisait de peu… Mais je perçois certains visages dont les lèvres deviennent amères, dont le front se plisse et qui froncent les sourcils : Vous trouvez ce conte trop peu moral, n’est-ce pas ? Il est évident qu’un menteur récompensé ne peut rendre heureux que les cyniques et tous ceux qui conspuent la moralité traditionnelle et bourgeoise. Par bonheur pour les autres, mon histoire ne s’intitulait pas : la Récompense du Menteur… et la voici donc qui se poursuit :

A mesure que filait son argent et les jours, à mesure que se rapprochait la date fatale de la banqueroute et du départ de notre ami Chris, la jeune fille indienne devenait plus sensible aux charmes, à la séduction de ce jeune Australien et des sorties éblouissantes auxquelles il la conviait. Eblouie par tant de richesses dilapidées pour sa personne, elle ne songea plus qu’à s’en approprier le coffre, le mécène, Chris le généreux, Chris le prétendu amoureux, Chris qu’elle ne soupçonnait nullement de nature essentiellement égoïste, ce Chris qui ne faisait en somme qu’acheter sa présence….

« Ca y est ! », s’écria-t-elle un jour, rayonnante, sur le pas de sa porte, et elle brandit une lettre officielle sous les yeux de son ami. « J’ai obtenu une bourse d’études. Je peux me rendre en Australie ! N’est-ce pas merveilleux ? ». Chris sourit, félicita, s’enthousiasma, fit des projets avec la jeune fille… Mais au fond de sa tête, d’autres idées tourbillonnaient : elles se stabilisèrent le soir sur une grande décision : il allait lui apprendre toute la vérité, lui avouer ses mensonges, lui présenter le véritable Chris, le solitaire, le pauvre…, le petit, le tout petit Chris ; la seule façon de la revoir en Australie, car il ne lui était pas difficile d’imaginer la réaction de la jeune fille, à son arrivée dans son pays, lorsqu’elle découvrirait la simplicité de sa vie et de son entourage !

C’était là une décision fort sage, ne pensez-vous pas ? Mais il n’en fit rien… par crainte, par honte, par amour propre…

Il partit sans rien dire pour l’aéroport. Seul. Horriblement seul et la mort dans l’âme… Il s’envola vers son pays. Seul. Effroyablement seul avec ses souvenirs, et ses regrets, et ses remords.

Là-bas, il essaye de toutes ses forces de devenir le personnage qu’il inventa pour les beaux yeux d’une indienne frivole : il travaille sans cesse, intrigue pour s’élever sur l’échelle sociale. Dans la crainte de rencontrer un jour, au cœur même de sa ville, la jeune fille indienne aux bijoux d’or…

New Delhi. Kathmandu. I972

(Peinture d'angle haut gauche: Cléa)