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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
La maison de Billy



C ’est un minuscule village…, une rue unique parsemée de manguiers et de quelques maisons de bois au toit éclatant de tôle ondulée, avec ses trois pubs de style colonial… plutôt délabrés, sa Poste étroite comme un poulailler, ses trois épiceries sans décorations, sans meubles plastifiés, sans grand achalandage…
 Un minuscule village mais si riant, si calme, si frais là, au milieu des arborescences fantastiques de la forêt tropicale que touristes-vacanciers, promeneurs motorisés des week-ends s’y agglomèrent bien régulièrement, aux côtés des semi-résidents, les aventuriers des villes du sud et du reste du monde. Ces derniers y ont établi leur quartier résidentiel d’Avril à Décembre, préférant, pendant les autres mois, époque de la mousson et des pluies torrentielles permanentes, trouver des toits plus hermétiques sous des cieux plus cléments.
Les constructions qu’ils habitent, en effet, aux abords de ce petit village de Kuranda, sont véritablement des constructions de pacotille ! Quelques planches, quelques troncs d’arbres, quelques lambeaux de toile imperméabilisée ou de plastiques et maints bouts de ficelle et de fil de fer… Mais cela suffit dans une région où le baromètre stagne au beau fixe et où les orages sont attendus comme la manne sacrée… Chacun vit de son côté, aux alentours de la commune qui accueille les nouveaux arrivants sous ses toits branlants, près d’une rivière paisible peu profonde mais tellement rafraîchissante. Ces habitants-là se retrouvent pourtant très, très régulièrement, au café-garage, à l’entrée du village, où nous allons les trouver aujourd’hui, alors que le juke-box s’époumone à lancer, dans la salle ouverte sur la rue, les hits du moment : « My Lady d’Arbenville » et « Daddy Cool, Daddy Cool »…

Sous un chapeau haut de forme, et au dessus d’une redingote trop étroite et élimée aux coudes, barrée d’une chaîne d’argent, le visage en lame de couteau  (de couteau ébréché), avec un nez pointu cherchant à embrasser sa joue gauche, son œil droit exorbité, ses incisives absentes, le visage de Oskar est toujours souriant, non pour cacher sa laideur, mais pour être prêt à « taper » ses amis :
« Tu n’aurais pas une pièce ou deux pour nous » ou bien « Nous pouvons nous rouler une cigarette avec ton tabac ? » Il dit « nous », non pour mettre l’emphase sur son déguisement et son attitude nobles, mais parce que l’accompagne, à chaque instant et en chaque lieu, la blonde tête bouclée de la minuscule Poppy.
Rien à noter à son sujet, elle se tait, laisse « son » Oskar quémander, parler, sourire, décider, se mettre en route, s’arrêter, rire et chanter… Elle est belle, cependant, et il trouve peut être son inspiration dans sa beauté, car il a vraiment de l’inspiration ! Du talent ! C’est le chanteur officiel de tous les nouveaux habitants de la région. Avec sa guitare, il accompagne ses compositions. Elles parlent du ciel, des ruisseaux, des arbres, de la construction des cabanes, des pluies et des inondations, en pleine nuit, lorsque vous dormez sous les étoiles… Elles évoquent la joie de vivre ici, dans le calme, la verdure, le silence.
Qui ne connaît ses chansons ? Qui, dans des années et des année, ne retrouvera, surgie violemment de sa mémoire, une phrase « à l’emporte pièce », façonnée amoureusement par Oskar, l’homme au chapeau haut de forme, l’homme à la voix d’or amoureux d’une femme sans voix.

Un grand chapeau de feutre, à côté de lui, racorni par le soleil, la pluie, usé par le vent, rongé par les rats ou les cafards, terni par les mouches, la poussière.. Avec une ficelle pelucheuse qui pend sous son menton à barbiche, une barbiche blondasse aux poils fort clairsemés, le menton de celui que nous avons toujours appelé « l’Ermite » ; non parce qu’il s’écarte des autres ! Au contraire, c’est peut-être le personnage le plus souriant, chaleureux, bavard, extraverti de tout le groupe…, mais il s’en plaint sans arrêt, de ses qualités. « Si je pouvais avoir un peu la paix » se plaint-il régulièrement. « Si je pouvais enfin lire tout mon soûl, toute la journée, ne plus entendre parler autour de moi, ne plus perdre mon temps à manger. Un jour, je prendrai mon sac de couchage et une toile de plastique et j’irai me perdre dans la montagne, au bord d’une cascade, loin de tout ». Ses mains maigres s’agitent, ses petits yeux perçants de natif du Scorpion voyagent de droite à gauche, s’arrêtent sur une boîte de jus d’ananas, éternellement présente à ses côtés. Il aspire un grand coup avec la paille de plastique, puis attrape un stylo dans son sac indien, et se lance dans sa seconde occupation quotidienne – la première étant d’absorber des jus d’ananas  : écrire.
 Nul ne sait ce qu’il écrit. Il ne veut en parler à personne. Peut être un roman ? Peut-être des spéculations sur la chimie et la physique, dont il est si friand ? Peut-être ses souvenirs anticipés de futur ermite ?

Immense et blond, des yeux d’enfant étonné derrière de minuscules lunettes à monture d’or, Ted, semble sortir d’un film de Bergman. Vous savez, ce personnage de « A travers le miroir » et « L’heure du loup »… Immense et myope… Lui, Tedd, n’est pas myope. Ses lunettes ne sont qu’ornement… Je pourrais même parier qu’elles n’encerclent que des verres de vitre, ou pas de verre du tout… Il n’est pas myope, et cependant, à le voir déambuler, lentement, le regard toujours lancé bien au-delà du bout de son nez, de ses pieds ou de son entourage immédiat, on pourrait facilement l’imaginer.
Non, son regard ne se porte pas loin, faute de voir nettement la vie, … mais parce que ce qui intéresse tout particulièrement Ted n’est pas de cette réalité, pas de ce monde. Aux premiers cris des coqs qui pullulent libres dans cette région, Tedd spécule sur ses rêves, manipule des formules chimiques et des constatations philosophiques et… non, je ne saurais vous en dire d’avantage ayant jamais pu comprendre avec certitude ce qu’il concluait vraiment de cette manipulation. Pas du sens pratique, pour sûr ! Mais beaucoup de charme. Un grand adolescent perdu… Un enfant jeté brutalement dans un monde d’adultes… Un poète versifiant et rêvant dans la fumée de la civilisation… Rarement avec nous, les autres, sur notre planète : mais combien le voir nous insuffle par contamination le calme qui nous manque sans doute ! Sa présence nous repose, nous rajeunit…, nous fait nous-mêmes un peu aussi rêver.

D’autres personnages ajoutent à ce groupe d’autres couleurs, d’autres taches pittoresques…, mais comme il serait long de vous les mentionner tous…, de vous décrire les jeunes filles et même le chien, Gypsy, qui les accompagne !… L’important, c’est qu’en cette journée qui promettait d’être fort chaude et humide, harassante, là, dans ce café où nous aimions nous réunir, la nouvelle est arrivée… Et elle arrivait au bon endroit, cette nouvelle… Et au bon moment ! Tous les … combien étions-nous ?... une dizaine… Tous les dix pestions contre ce café trop bruyant, avec tous ces étrangers qui se précipitaient sur le juke box, le flipper, et qui commandaient des plats compliqués qui empestaient l’air… « Ah ! Si nous pouvions trouver une grande maison pour vivre tous ensemble loin de ce café. Nous pourrions y inviter nos amis, y écouter la musique que nous choisirions d’entendre… et nous n’aurions pas la perpétuelle sensation d’avoir à consommer ou à déguerpir ! ».
Dans cet état d’esprit où nous étions, pensez si la nouvelle fit l’effet d’une bombe : « Billy, le peintre qui habite sur la route des Cascades, s’en va à Sydney passer quelques mois… et il cherche à louer sa maison ».
La maison de Billy ! Qui n’en avait rêvé ! En forme de A majuscule avec son toit qui descend jusqu’au sol, ses grandes baies vitrées, ses deux étages, elle symbolisait la demeure d’un homme « arrivé », le centre paradisiaque au milieu de l’épaisse forêt tropicale…
On ne parla plus que de ça… On calcula, on échafauda des projets… Légère en serait la location, si chacun acceptait de payer son écot. Quelques dollars par mois, tout au plus ! On irait le voir le soir même, Billy !
Les discussions ne furent pas interrompues par cette décision. Chacun lançait son idée sur la future organisation de la maison, sur la façon de s’y rendre en louant ou en achetant une camionnette, car elle était assez loin du village. On décida des heures où la musique serait permise – il fallait pouvoir aussi rêver ou dormir en paix.
On se précipita même beaucoup plus loin sur le cheval de l’imagination : petit à petit les alentours de la maison se peuplaient de poules, de chèvres, de tous les pauvres chats et chiens dont les gens essayaient en vain de se débarrasser… On modifiait le minuscule torrent pour emplir un large bassin. On plantait des fleurs, un jardin potager. On installait des lampes sur des pelouses pour de futures garden parties étourdissantes dont tout le monde se souviendrait.
La maison de Billy voyait se cristalliser sur elle toutes les rêveries de ces personnages longtemps solitaires, longtemps sans foyer et sans famille. Pendant quelques mois, ils allaient enfin vivre dans ce monde auquel ils ne croyaient plus, exactement comme ils l’avaient espéré depuis des années et des années. Quelle chance de voir un rêve aussi imposant, aussi vital, devenir réalité ! Toute l’atmosphère du café s’en trouvait modifiée. En les entendant rire d’aussi bon cœur, palabrer avec autant de joie, se sourire avec cet air entendu et confiant, les autres clients de l’établissement s’étaient tus, intrigués, et on sentait maintenant qu’ils souhaitaient se joindre à leur groupe, et peut-être, qui sait… rêver avec eux, se lancer dans des projets utopiques mais si réconfortants !...

Dès que le soleil se fut calmé, tout le groupe décida de se mettre en route. Une longue route… et l’unique voiture qui eut pu les emmener : en panne ce jour là !
Mais cette offre merveilleuse qui leur tombait du ciel les empêcha de trop ressentir la fatigue de la promenade, les énormes cailloux et les ronces… Les voilà qui atteignent enfin la maison, leur future maison.
« Billy, he ! Billy » crient-ils de loin. Ils le connaissent : un type très sympathique qui se joint souvent à eux au café du village. Mais Billy, cette fois, ne répond pas. Il n’est pas chez lui. Cela fait un choc sur tous les estomacs. Puis on se calme, on retrouve la patience avec l’espoir… et, installés dans l’herbe, ils repartiront dans leurs conversations, leurs constructions de châteaux en Espagne, là, juste à quelques mètres de cette demeure tant convoitée. Ils attendront deux bonnes heures, ce soir-là, avant de rentrer tristement chez eux…
Un autre jour passera où ils attendront en vain une nouvelle fois et rentreront, dépités. Personne ne sait où est passé ce Billy tant espéré !
Celui qui lança la nouvelle de son futur départ deux jours auparavant, ne sait rien de plus… Il n’a d’ailleurs pas vu Billy depuis longtemps. Quelqu’un avait appris son départ d’un autre, ainsi que ce projet de location de la maison…
Et soudain, alors qu’on ne s’y attendait plus, voilà Billy qui entre dans le café, souriant comme à l’accoutumée. Tout le monde l’interroge… « Ah, bon ! » : il éclate de rire ; « vous voulez donc me mettre à la porte de chez moi… Non ! Je n’ai jamais eu l’intention de partir à Sydney… Vous savez, on invente tant d’informations extraordinaires pour se donner de l’importance… Désolé de vous décevoir !»…

Et le silence se fit dans le café… Un silence lourd et triste… La fin d’une merveilleuse illusion…

 

Townsville
1972