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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
L'Homme de Malacoota

L’homme qui me racontait ses souvenirs avait bien une quarantaine d’années… Son visage, d’architecture très fine, son front large, indiquaient un type très nerveux, plongé le plus souvent dans des réflexions et des méditations profondes. Comment en était-il arrivé à ce village minuscule de pêcheurs, Malacoota, sur la côte de la Nouvelle Galles du Sud ?…
Ce fut un mystère que je n’arrivai pas à éclaircir, aux premiers instants de notre rencontre. Il répondait de façon évasive, le regard fixe et vague tour à tour… Certainement que mes questions le plongeaient très loin dans son passé et que ce passé était douloureux. Aussi ne fus-je qu’à moitié surpris lorsque, sans doute à l’extrême limite de la tension engendrée par de tels souvenirs, sentant peut-être aussi l’intérêt sincère que je lui portais, il rejeta son masque de froideur et, après s’être installé sur une des bûches de bois, à gauche de la cheminée, il me raconta, d’une voix nostalgique qui s’anima peu à peu, cette histoire qui condensait pour lui toute son expérience du monde…

Il était venu avec ses parents, il y a fort longtemps, dans ce pays. A peine se souvenait-il des falaises blanches et lisses de Douvres, la ville anglaise où il avait passé une dizaine d’années… Le début de sa vie, dans cette région d’Australie beaucoup plus ensoleillée que son pays, avait passé sans problèmes, sans événements autres que ceux que peut rencontrer tout gamin de son âge ; mais à l’époque de son adolescence, la crise, qui se manifeste chez certains enfants par de l’agressivité à l’égard de leur famille et du monde entier, prit pour lui une forme plus calme, moins dangereuse pour son entourage, certes, mais beaucoup plus douloureuse pour lui !... Il adopta une attitude de repli presque total, fuyant ses camarades de classe,… refusant les surprises-parties,… évitant les coins fréquentés et joyeux de la ville, cette grande ville tentaculaire et si diverse de Sydney.
Les bibliothèques, par contre, étaient ses fiefs,… et le samedi comme le dimanche, alors que ceux qu’il nommait avec un peu de dédain « les autres » allaient s’agglutiner sur les plages de Manly et de Bondi ou se ruaient vers la solitude de quelque campagne
ombragée, lui, il cherchait refuge dans la grande bibliothèque au bout de Hyde Park. Refuge à sa solitude. Car il souffrait de cet état de chose, mais semblait prendre un plaisir obscur et malsain dans cette souffrance. Comme si, d’ailleurs, chaque pas qui l’éloignait des autres l’obligeait à se retirer plus loin encore, dans une plus grande tristesse, dans une plus grande monotonie.
Quelques visages souriants ont bien essayé de le sortir de sa tour d’ivoire, surtout dans cette bibliothèque que fréquentent les âmes en peine, les solitaires, ceux qui seraient prêts à tout pour sortir de leur ennui… Mais il s’est plongé dans ses livres, paupières baissées, et n’a pas répondu à ces signes d’amitié.

« Un soir », me raconte-t-il avec un léger sourire au coin de ses yeux rêveurs… « Un soir, j’ai cru que je devenais fou… J’avais lu, je m’en souviens bien, trois livres dans l’après-midi… et je retournais chez moi, où j’allais encore m’enfermer dans ma chambre avec mes disques ou la radio. Ce fut comme si ma tête allait exploser. Mes tempes étaient serrées dans un véritable étau et me faisaient douloureusement souffrir. Le monde, autour de moi, la plage, la jetée, étaient tellement estompés que, sachant bien que ce ne pouvait être la brume, j’eus peur, un instant, d’être devenu aveugle et, nerveusement, je me mis à marcher à grand pas au bord de la mer, pensant que l’air me ferait du bien. Je trébuchais, me raccrochais au parapet, pensais un instant que j’allais m’évanouir, ou mourir, ou devenir fou. Mais mes nerfs malades reprirent vite le dessus. En fait, je réalisai soudain que ce n’était qu’un minuscule petit caniche qui venait de se jeter contre moi, me projetant loin de mes rêveries… et me faisant perdre l’équilibre !
‘ Reviens ici, tout de suite ! Couché !’, cria une voix fraîche, jeune, rieuse.
Je me retournai.
‘ Je suis désolée… Il n’est pas comme ça habituellement. C’est pour cela que je ne le tenais pas en laisse !... Il doit vous aimer !...’.
La toute jeune fille qui s’adressait à moi personnifiait le type méditerranéen : longs cheveux noirs, yeux qui semblaient à la lumière glauque des néons de la promenade, d’un bleu très profond, peau basanée. Elle portait également une robe de style espagnol, ou bohémien, avec beaucoup de volants, très à la mode à cette époque…
Je voulus répondre, mais, ne pouvais trouver une parole intelligente à émettre. Je me contentai d’un sourire, que je sentis forcé et ridicule, et me précipitai chez moi cacher ma honte et un curieux désespoir. J’étais amoureux… Et amoureux d’une inconnue que je n’avais aucun moyen de retrouver. Mais son apparition, ce soir-là, dans ma vie, devait marquer un tournant capital. Je commençais à sortir de mon trou ! Plus question d’aller m’enfermer dans une bibliothèque alors qu’elle pouvait se promener quelque part dans la ville et que j’avais une chance de la retrouver !  J’ignorais ce que je lui dirais alors, mais son regard, ses paroles avaient touché mon âme d’adolescent tourmenté, l’avait calmée… et je sentais l’importance d’une nouvelle rencontre avec elle.
 En fait, je le compris plus tard, elle m’avait donné la possibilité de briser le mur de ma solitude ; et je lui en savais gré, inconsciemment.

J’allais donc par la ville, âme en peine, à la recherche d’un caniche et de sa maîtresse… Mais en vain !
Les villes sont si grandes, si populeuses. Autant essayer de trouver une aiguille dans une botte de foin, comme se plaisait à le dire ma grand’mère !... Ne la trouvant pas, cette inconnue d’un soir, je me mis à écrire des histoires sur elle, sur l’amitié qui aurait pu naître entre nous, nos promenades…
J’achetais même une guitare et composais des chansons sur elle ! Oh ! Bien sûr, c’était enfantin, sans aucun doute, mais ce devait être si frais et si sincère que les adultes, par hasard, s’y intéressèrent. On publia mes histoires ; on me fit passer à la télévision et à la radio. J’eus ma petite célébrité locale… et beaucoup d’amis ! Je ne ressentais plus la solitude, n’ayant plus de temps pour cela…
Mais, au fond de moi, le souvenir de cette brève rencontre était encore fort présent, et, j’ose le dire, douloureux. J’avais beau m’étourdir dans de nouvelles aventures, dans mes occupations, dans mes études, elle apparaissait régulièrement devant mes yeux, répétant les quelques paroles que je lui avais entendu dire et disparaissait de nouveau, me laissant un vide inconcevable.
Je crus le combler, ce vide, en achetant un petit caniche,… mais je réalisais aussitôt que ce n’était là qu’une fausse compensation, insuffisante à calmer mon besoin de sa présence. Cela dura trois ou quatre ans ; jusqu’au jour, en fait, où je dus résider ici, à Malacoota, pour travailler : j’enseignais dans une école privée.
Vous connaissez Malacoota. Une petite ville… Tout le monde est souriant, certes, mais chacun vit replié chez soi, et sur soi. Le soir, bien sûr, il y a des gens au bord de la mer, qui prennent le frais ; mais la plupart sont chez eux, entre amis, ou devant leur poste de télévision. A mon époque, ils s’aggloméraient devant la radio, laissant les étrangers dans leur solitude. C’est humain, hélas !...
Je rentrais, le soir, dans le café, ou le pub, puis, las et triste de cette impression de vacuité et de monotonie de l’existence, retournais m’enfermer dans la chambre minuscule que je louais. Là je lisais, j’écrivais, je préparais mes cours… et me laissais aller à des crises de peur.
Je n’allais tout de même pas recommencer comme à 18 ans, me disais-je en frissonnant ! La vie ne se limitait tout de même pas, éternellement, à ces activités, le travail, le repas, le sommeil, l’écoute de la radio ! La vie était dans les relations, dans les conversations, dans l’amitié. Vous voyez ! J’étais en avance pour mon âge ! C’est le grand message des hippies, aujourd’hui seulement. Et cette réalisation, se produisait pour moi, il y a bien 20 ans maintenant !...
Alors, un samedi après-midi, je me décidai à passer à l’attaque, de commencer à systématiquement tenter de me lier avec les autres êtres humains. La ville ne se prêtait pas à ce jeu. A peine une ou deux personnes dans les rues : je pense que les autres passaient le week-end sur les îles ou sur une plage lointaine, avec leur famille… ‘ C’est calme aujourd’hui !’, lançai-je en souriant à un couple, assis sur un banc, dans la rue. Ils me regardèrent avec des yeux vitreux… et je compris qu’ils étaient saouls et cuvaient leur bière… Et je passai mon chemin. Je n’eus guère plus de chance avec les autres rencontres. De courtes conversations s’engagèrent, mais je n’y prenais aucun intérêt ; et les sujet abordés me paraissaient futiles, vulgaires même. C’est alors que, poussé par mon intuition, je pense, j’entrai dans une cabine téléphonique. Elle était vieille, cette cabine ! Ces murs étaient écorchés, gravés, salis… Mais elle était au moins beaucoup plus vivante que celles d’aujourd’hui, avec leurs murs de métal froid et leurs vitres immenses !
Et c’est là que se préparait le miracle !
Je ne sais pas si vous le croirez. Cela me fit un tel choc, à moi-même, par la suite. Enfin ,… écoutez…
Sur le mur, parmi les autres inscriptions plus ou moins vulgaires, plus ou moins incompréhensibles, se trouvait, écrite d’écriture minuscule et à l’encre : ‘ téléphonez-moi donc’, suivi d’un numéro. Dans ma trop grande solitude, je sautai sur cette suggestion, sans penser un instant au ridicule de la situation, sans me soucier un seul instant de la possibilité d’une plaisanterie, d’un simple canular…

Une voix grave me répondit avec calme,… sans s’étonner… Je n’eus pas à balbutier de fausses raisons pour expliquer mon coup de téléphone. ‘ Vous connaissez la ville ?’, me demanda-t-on à l’autre bout du fil. Eh bien, trouvez la rue du Griffon. N° 19… ‘Mais enfin, demandais-je avec un sursaut de bon sens mêlé de crainte… Vous ne me connaissez pas. Pourquoi pensez-vous…’.
Mais la voix grave me coupa la parole, sans agressivité cependant, en riant : ‘ Et vous, pensez-vous nous connaître ? Non… et cependant vous nous téléphonez ! Allez ! Ne pensez pas trop’. Et sur un ‘ au revoir’ joyeux, on raccrocha…
 J’eus peur. J’avais tellement lu d’histoires de crimes, de violences, sur les journaux et dans les livres… Je décidai de ne pas continuer dans cette voie… C’était trop étrange pour être honnête, me répétais-je en marchant. La seule phrase, d’ailleurs, qui traversait mon esprit ; je la rythmais avec mes pas : ‘c’est trop étrange pour être honnête, c’est trop étrange pour être honnête’… , mais m’aperçus bientôt que j’avais gagné la fameuse rue du Griffon sans m’en rendre vraiment compte ; mes craintes s’envolèrent devant la bâtisse du n° 19, une vaste maison coloniale de bois, entourée de larges palmiers du voyageur, un arbuste en forme d’éventail et de buissons de bougainvilliers odorants.

Je ne vais pas vous tenir en suspens plus longtemps. Dans cette maison, je devais bien vite le découvrir, logeaient cinq ou six jeunes de mon âge, se posant les mêmes questions métaphysiques que moi, tristes du manque de relations entre les êtres humains. Vous voyez, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Les maisons communautaires des hippies existaient déjà, il y a 20 ans !… Ils m’accueillirent à bras ouverts… Mais ce qui me frappa surtout fut la chevelure longue et brune d’une jeune fille… et ses yeux d’un bleu profond…
Oui ! C’était elle… Elle-même : la jeune fille au caniche, que je retrouvais par hasard, alors même que je ne la cherchais plus… Vous allez d’ailleurs la voir, tout à l’heure… Elle est partie aux commissions. C’est ma femme aujourd’hui… Nos amis se sont dispersés dans le monde. Nous, nous sommes restés dans ce petit village ; nous ouvrons notre porte aux gens solitaires… Mais ils ont peur, car c’est trop incompréhensible pour la plupart d’entre eux !...

Pensez-vous qu’un jour les êtres humains cesseront de se méfier les uns des autres ? Vous voyez, cela nous rend triste, ma femme et moi… Ma jeunesse a été triste et morose… jusqu’à ce que je la rencontre, elle et ses amis… Je ne voudrais pas que les autres aient à souffrir autant de la solitude ».
Moi je n’en souffre pas, lui répondis-je plus tard, lorsque sa femme nous eut rejoint. On est si bien dans votre maison en votre compagnie. Vous voyez qu’il faut garder l’espoir !...

« Oui ! je sais », conclut-il alors en serrant sa femme contre lui. « Puisque je l’ai retrouvée après des années et des années, la jeune fille au caniche !... Il suffit sans doute d’être patient ! »

 

Cairns
1971