Header image
 

par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
Le Montreur de Marionnettes

Le Montreur de marionnettes les avait bien remarqués, ces deux enfants qui assistaient de loin -pour ne pas payer- à chacune de ses représentations…
Ils arrivaient en même temps que lui (parfois même plus tôt) et le dévoraient des yeux tandis qu’il accrochait le rideau, fixait les lumières, pendait les décors sur le castelet.
Pendant longtemps, ils s’étaient contentés d’épier chacun de ses gestes, ces préparatifs monotones et perpétuels ; de très loin, tout comme ils assistaient au spectacle…, mais alors par timidité, par respect même…

De toute évidence, ils ne se connaissaient pas et ne cherchaient pas à se connaître ; on eut même dit qu’ils fuyaient la présence l’un de l’autre, comme irrités de ne pas être seuls aux aguets.

Le Montreur de marionnettes ne leva jamais la tête dans leur direction… Il ne souhaitait pas les effaroucher ! Il ne souhaitait pas non plus les rendre plus hardis, les attirer vers lui ; eh oui !... Il aimait conserver jalousement pour lui seul le mystère des coulisses et ne voulait voir personne observer de près les personnages de bois, de tissu et de papier mâché qui reposaient immobiles, raides, morts sur les étagères du castelet –ces personnages auxquels il savait donner vie, devant une trentaine de gamins émerveillés, installés pour quelques sous sur des bancs de bois, par des parents heureux de s’en débarrasser un instant…

Tous les jours, sauf le lundi, le Montreur de marionnettes donnait un spectacle, sur le square, près de la plage, dans une ville balnéaire où la télévision ne parvenait pas encore et où le cinéma, lui, n’ouvrait ses portes que le samedi soir et le dimanche après midi. Les cinq longs bancs se remplissaient quotidiennement. Bien sûr, il lui fallait changer de programme tous les jours, mais, en plus d’un vaste répertoire, notre homme savait ajouter, retrancher, modifier, enjoliver, transformer chaque pièce de sorte que les enfants n’éprouvaient jamais l’impression de déjà-vu ! N’eût-il rien changé, d’ailleurs, que les gamins auraient tout de même été satisfaits : retrouver des personnages familiers, pouvoir crier leur nom, montrer au voisin qu’on est un habitué, quelle joie ! (Les adultes, eux, ne connaissent-ils pas un plaisir semblable, en tutoyant, en appelant par son prénom le garçon de café ou le patron d’un restaurant ?)…

Ces deux enfants étaient peut-être moins fortunés que les autres ? Leurs parents n’acceptaient peut-être pas ce genre de distraction ? Le Montreur de marionnettes ne se souvenait pas les avoir jamais vus accompagnés ou assis avec les autres ; mais sans doute n’avait-il pas fait attention à eux avant de les remarquer ? Depuis, il en était tout autrement : à la dérobée, il essayait de les repérer, de l’autre côté de la barrière rudimentaire qui encerclait les rangées de bancs.
L’un deux, le plus jeune apparemment, se reconnaissait facilement ! Ses cheveux blonds, son calme presque angélique, l’opposaient aux autres spectateurs agités et bruyants ; il ne criait pas, ne faisait aucun geste ; et cependant, il vibrait, lui aussi !... Il suffisait de voir ses yeux ! Il s’imposait ce calme pour ne perdre aucune miette du spectacle : calme d’un sage qui veut conserver toutes ses facultés, toutes ses capacités d’observation, d’analyse, d’appréciation… Cette attitude le faisait paraître plus vieux que son âge, et cependant il ne devait guère avoir dépassé les douze ou treize ans… Plus serein, plus raisonnable…

Une semblable maturité se remarquait également chez l’autre enfant –le Montreur de marionnettes le notait chaque fois depuis le minuscule vasistas de son castelet qui, ouvrant sur la salle, lui permettait de suivre les réactions de son auditoire. Lui était brun, de deux ou trois ans plus âgé, sans doute, mais s’il contemplait le spectacle de la même façon calme, on sentait de plus, chez lui, un certain détachement –le Montreur de marionnettes le remarquait à ses yeux : ils ne brillaient pas !... On eut dit que l’enfant gardait perpétuellement conscience, qu’il refusait de se laisser prendre par les aventures, les émotions, l’existence des personnages… Il semblait se répéter inlassablement : « Ce ne sont que des bouts de bois… Ce n’est qu’un théâtre de marionnettes… ». Il refusait de sentir toute la vie que l’homme insufflait à ses personnages avec ses mains et sa voix… Le Montreur de marionnettes croyait même, à force de l’observer, cet enfant, qu’il s’intéressait avant tout à sa technique, à ses trucs ; qu’il ne cherchait qu’à les découvrir, les analyser, les étudier… Et cela le faisait secrètement souffrir, lui qui souhaitait par-dessus tout voir son auditoire captivé, emporté loin du monde rationnel et froid, dans la féerie, le magique, le merveilleux, dans un ailleurs fantastique…

Pendant plus de trois semaines, l’enfant blond et l’enfant brun suivirent attentivement chacun des gestes du Montreur de marionnettes… 
Pendant presque aussi longtemps le Montreur de marionnettes, lui, suivit de plus en plus attentivement chacune des réactions des deux enfants : il soupçonnait un mystère…
Certes, bien d’autres enfants, bien d’autres adultes, dans d’autres villes, avaient montré un grand intérêt pour son art, avaient agi de même façon qu’eux, sentant peut-être, au fond de leur cœur, comme un appel… La vocation, qui sait ? Mais jamais cet envoûtement n’avait duré aussi longtemps : quelques jours, une semaine tout au plus… Mais pensez !... Plus de trois semaines ! Cela tenait du miracle !
Le Montreur de marionnettes, en fait, n’osait qu’à peine s’avouer le grand plaisir que ces deux présences quotidiennes lui procuraient : la passion qu’il portait à son art se trouvait réellement partagée ; ces deux enfants ne réagissaient pas comme de vulgaires spectateurs enthousiasmés par la nouveauté, mais comme des esthètes amoureux de ce mode d’expression ; non pas dupes de la forme, mais épris du fond, du merveilleux de cet art…
Il eut aimé les voir venir à lui, le questionner… Et, en même temps, quelque chose en lui se révoltait à cette idée : non, il ne voulait pas d’intrus dans son monde, dans son domaine ! Il ne souhaitait pas qu’on vît la plate réalité des coulisses ! Non !... Qu’ils conservent donc, dans leurs yeux, dans leur esprit, dans leur cœur, la joie engendrée par l’inconnu, le mystérieux…
Il sentait bien que c’était là orgueil de sa part, égoïsme aussi… et de tels souhaits divergents créaient en lui de douloureuses tensions ! Pour cela, il laissait les évènements se présenter, sans les influencer dans un sens plutôt que dans un autre… Et un soir tout changea…

Il venait, comme à l’accoutumée, d’ouvrir son castelet, et s’apprêtait, comme à l’accoutumée, à préparer la scène pour la représentation, lorsqu’il entendit derrière lui une voix timide qui balbutiait : « Monsieur, je peux regarder ce qu’il y a dedans ?... »

L’enfant avait été rapide : quelques minutes auparavant, le Montreur de marionnettes l’avait remarqué de l’autre côté du square, seul… Peut-être profitait-il de l’absence du garçon brun et s’était-il enhardi, sachant qu’il n’avait pas de concurrent, de rival, ce soir-là ?... L’enfant blond se tenait planté près de la porte du castelet, guettant la réponse de l’homme, avec impatience, avec crainte.

Pouvait-il le renvoyer ?... Il le fit pénétrer dans le sanctuaire, lui donna à admirer les marionnettes, lui montra comment les animer avec trois doigts, comment les immobiliser sur un bâton, les faire s’envoler dans les airs… Et l’enfant souriait, ravi… Alors l’homme lui apprit comment changer sa voix pour chaque personnage… Et le jeune garçon, se sentant accepté, mis dans le secret, prit confiance… Pouvait-il enfiler une des marionnettes sur sa main à lui ? Là… Ce prince aux vêtements d’or et d’argent et à l’immense cape bleu de Prusse ?... Maladroitement, il esquissa quelques mouvements, émit quelques paroles, puis, plus sûr de lui, éleva la marionnette jusqu’à la scène…

Le Montreur de marionnettes, radieux, lança :
« Tu les aimes, dis ?... Et puis tu as l’air de savoir les manœuvrer !... »

L’enfant se retourna, rougissant de plaisir :
« J’en ai chez moi… Je les ai faites en tissu bourré de papier : elles sont plus légères…, mais quand elles se tapent dessus, ça ne fait pas de bruit ! »

Ils se mirent à rire tous les deux…

« Tu peux venir me voir travailler », allait dire le Montreur de marionnettes, mais il s’arrêta soudain : à la porte, l’autre enfant venait de se poster et de demander : « Monsieur, je peux entrer aussi pour voir ? »…
Presque les mêmes paroles, mais l’homme sentit aussitôt toute la différence, qu’il avait déjà décelée par l’observation entre les deux enfants. Il l’invita à pénétrer, lui montra les diverses poupées, répondit à ses questions. Et que de questions !... Cet enfant voulait tout savoir, et non seulement au sujet de ces marionnettes-là, de ce castelet, de ces spectacles, mais sur l’origine de ces pantins, sur ceux qu’on manipule avec des fils, sur ceux qu’on actionne avec des bouts de bois… Apparemment, il en savait déjà beaucoup sur ce sujet et ne faisait que montrer ses connaissances sous forme de fausses questions dont il possédait déjà la réponse ! L’atmosphère envoûtante des coulisses s’estompait…
Le Montreur de marionnettes se sentait mal à l’aise tout à coup ; il regarda sa montre…

« Oh, la la !... Vous devinez l’heure ?... Allez, les enfants ! Je vous mets à la porte ! Il est temps que je me prépare !... »
Et il les regarda s’éloigner vers les bords du cercle où les spectateurs commençaient déjà à s’attrouper…

Ils revinrent après la séance, puis le lendemain, et ainsi chaque jour pendant une bonne semaine…
Lentement, ils semblaient pénétrer de plus en plus dans l’existence du Montreur de marionnettes ; ils pénétrèrent même dans le spectacle puisque l’homme finit par les accepter dans les coulisses pendant les séances…
Pourquoi avait-il dit oui ? Le Montreur de marionnettes se le demande encore aujourd’hui : peut-être sentait-il de plus en plus ce qu’il avait cru sentir tout au début de leur rencontre : ces deux enfants étaient réellement attirés par cet art en voie de disparition. Qui sait si, un jour, ils ne possèderaient pas eux-mêmes un vrai castelet, de vraies marionnettes ? Qui sait si, dans quelques années, ils ne donneraient pas aussi des spectacles ?
Le Montreur de marionnettes se plaisait à l’imaginer, à en rêver… Car quel métier ! Quelle joie de tenir en haleine tout un auditoire par l’habileté des seules mains, des intonations de la voix ; par quelques pantins dessinés, réalisés, habillés par soi-même !
Pour lui, un fait s’avérait certain : les deux enfants avaient la vocation… Mais s’il présentait chez le blond un talent réel, fait de sensibilité, d’intelligence et d’amour, il souhaitait que ce fut lui qui devint Montreur de marionnettes, il percevait, par contre, chez l’autre, l’enfant brun, beaucoup plus de qualités techniques, de force, de méticulosité, de talent, de maîtrise…

Les vacances se terminèrent… Ils quittèrent tous trois la ville… Bien des années passèrent… et le Montreur de marionnettes se demandait encore parfois s’il avait vu juste, si l’un et l’autre de ces enfants avait opté pour son art…

Or, comme cela arrive assez souvent, le monde étant relativement petit, même dans les histoires véridiques, il advint que notre homme rencontrât un jour un autre Montreur de marionnettes qui le reconnut : devenu adulte, l’enfant brun donnait des représentations pendant les week-ends.

« Pour améliorer mes fins de mois », déclara-t-il. « J’y songeais déjà lorsque je vous ai rencontré, il y a… bien des années ! Je fais ça dans les écoles aussi, de temps en temps… et ça rapporte pas mal ! Je vous dois en somme une fière chandelle ! C’est en voyant votre spectacle que j’ai décidé de faire comme vous ! A cette époque, je pensais même vivre de ce métier ; mais l’art ne paye plus de nos jours… Sinon comme ça…, par dessus le marché !... ».

Lorsqu’ils se séparèrent, le jeune Montreur de marionnettes souriait de joie et de fierté ; le plus âgé, lui, rentra tristement chez lui, par les rues silencieuses de la ville…
 Il se demandait si l’autre enfant, celui qu’il avait souhaité voir devenir Montreur de marionnettes, celui qu’il savait plus pur, plus authentique dans son engouement pour cet art,… il se demandait à quoi lui, l’enfant blond, travaillait aujourd’hui… et si la vie avait accepté d’en faire un Montreur de marionnettes…

Mais il ne le retrouva jamais…