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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
Sur un cercle d’herbe,
les nomades du Queensland
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Un bout de pomme est tombé sur le cercle d’herbe, juste à côté des gros cailloux ronds, peints en jaune, si semblables aux noix de coco qui jalonnent le sol, au milieu des débris d’écorces et des fils pâles de la bourre… C’est un enfant de quelques mois qui vient de le laisser tomber, ce bout de pomme… et sa mère, sur le bras gauche de laquelle il se trouve, se penche pour le ramasser… Avec difficulté, car son chapeau, alors, un large chapeau de vieille paille brune, glisse sur ses cheveux aux boucles souples et menace de tomber. Elle porte un de ces tee-shirt si populaires actuellement, irisé de taches violettes, en camaïeu, et un blue jean bordé d’un gallon aux motifs sans doute inspirés de l’art folklorique polonais ou yougoslave. A côté d’elle, deux autres personnages, dont l’un, au moins, est caractéristique, haut en couleur… et traditionnel. Un chapeau de feutre cerclé d’un ruban mauve, une barbe blonde faisant ressortir l’éclat profond de ses yeux bleus. Le type nordique… Un blue jean coupé au dessus du genou et effrangé… Les pieds nus… et fortement colorés par la poussière brune du bush… Si ces deux personnages ont l’air de hippies, il n’en est pas de même de leur compagne, elle porte le chemisier blanc strict et la jupe sombre sans fantaisie des employées de bureau… Seuls ses sandales, de fabrication artisanale locale – une fabrication réservée aux groupes de hippies des villes d’ailleurs – ses sandales, donc, prouve qu’elle est, comme eux et bien d’autres dans cette région, en éternel transit d’un village à un autre, d’un camp de camping à un coin dissimulé dans l’épaisse forêt tropicale, d’une plage déserte à une communautaire… Un énorme sac est affaissé contre le tronc annelé d’un cocotier ; leur seul bagage…

Moi, je rêvais, au soleil, devant un jus d’ananas, à la terrasse d’un café de campagne, au bord de cette route du nord du Queensland. Je n’ai pas fait attention à eux, tout d’abord, lorsqu’ils descendirent d’une camionnette boueuse, car dans cette région, les groupes de ce genre sont spectacle par trop familier… mais je les observe maintenant, tandis que devant moi, sur la route hurlent de rares voitures pressées… De temps en temps, le jeune homme de type nordique fait le signe classique de l’autostoppeur classique, lentement sans avoir l’air de souhaiter réellement s’agglomérer de nouveau, avec ses compagnes et le sac à l’arrière de quelque autre camionnette cahotante sur une mauvaise route ou sur une piste de tôle ondulée poussiéreuse.

Pas un souffle de vent. Le soleil de plomb de midi. Les chants et les cris incessants divers et étranges des oiseaux dans la forêt voisine… La chute bruyante, de temps en temps, d’une noix de coco ou d’une mangue qui s’écrase sur la route… puis de nouveau le silence lourd, presque oppressant.

Une voiture minuscule s’est arrêtée. Deux jeunes gens, vêtus de shorts tachés et de chemises trouées et déchirées s’en sont extraits avec efforts, comme contre leur propre gré. En fait, ils y sont poussé par la soif, s’il faut en juger par les deux énormes bouteilles de limonade qu’ils vident maintenant, à longues gorgées, leur bouche quittant à peine le goulot froid… Ils restent debout, entre le groupe de hippies et ma table. L’un deux s’appuie contre un cocotier et gratte nerveusement l’une des entailles faite sur le tronc par quelqu’un qui, sans doute, voulait grimper plus aisément que ne le permet la façon indigène, trop peu familière aux blancs, d’ailleurs…

Le silence, un instant détruit, retombe devant ce café du bord de la route… Les yeux dans le vague, tout le monde rêvasse, à moitié assoupi par la chaleur suffocante… La serveuse s’est retirée… Une sonnette, sur le comptoir, permet de l’appeler quand besoin est.
Sur la plage d’en face, une silhouette s’est dressée, tache noire, en contre jour sur le fond bleu émeraude de la mer, à gauche des deux îlots verdoyants, à l’horizon ; et lentement, le personnage a pris son individualité : une jeune fille en maillot de bain, assez corpulente, avec des cheveux longs comme presque toutes les femmes de ce pays… une vingtaine d’années sans doute. Elle traverse la route lentement, s’approche du comptoir. Quel visage triste !... Immobile !... Un véritable masque avec ses pommettes rougies par le soleil et son nez couvert d’une crème blanche (pour s’en protéger) ! Un instant je souris malgré moi, un instant seulement, car ce visage qui semble mort me rend brutalement triste, comme si le drame qu’il exprime se communiquait à moi, invinciblement… Puis je réagis, me disant que je ne fais qu’imaginer et que cette jeune fille est, après tout, peut-être seulement écrasée de fatigue ou de chaleur…

Elle sonne… obtient un jus de fruit et un paquet de cacahuètes grillées, et se retourne vers la mer, le dos appuyé au comptoir.
Silence… Un silence interrompu cependant, à intervalles réguliers par le craquement des cosses de cacahuètes ; et cela est si étrange, au milieu de la nature que le groupe de hippy me regarde en souriant, et que je répond à leur sourire de connivence… et que les deux garçons aux vêtements déchirés nous regardent aussi, d’abord interrogateurs, puis le sourire aux lèvres… et que brusquement, nous éclatons tous de rire… La jeune fille venue de la plage nous regarde, comprend… et rit avec nous.

C’est comme si, brusquement, quelque chose avait changé dans le monde qui nous entoure. Une espèce de détente de l’atmosphère, comme l’orage et la pluie après une longue journée étouffante et humide d’été…
Elle s’est approchée de nous : « Vous en voulez ? » dit-elle, promenant d’un geste circulaire son paquet de cacahuètes… La jeune femme au bébé se sert, puis moi, puis l’un des garçons, puis les autres. D’abord timidement, puis plus hardiment… Nous nous rapprochons du paquet, posé à terre maintenant, entre ma table et le cercle d’herbe… les deux garçons se sont assis sur le sol, ont fait circuler leurs bouteilles de limonade… puis les conversations ont commencé, par petits groupes d’abord, en termes superficiels « Vous habitez par ici ?... Il fait au moins 100°… C’est frais, votre limonade, ça fait du bien… » puis plus personnelles. Les groupes se sont défaits. Les idées, les questions, les réponses fusent de tout côté. On semble avoir oublié la chaleur… On décide même d’un commun accord, de s’installer plus confortablement… et tout le monde de s’asseoir, en cercle, sur la pelouse…

C’est alors que chacun raconta son histoire, par bribes tout d’abord, puis avec plus de chaleur, d’enthousiasme, à mesure qu’il sentait naître en lui et ses auditeurs, un peu plus de confiance, de tendresse même…

La jeune fille de la plage évoqua, en premier, ses derniers souvenirs. Tristement… d’une voix monocorde. Quelle semblait déprimée, lasse de vivre !... Elle avait quitté l’université sur un coup de tête, racontait-elle. « A cause d’une histoire à la maison. J’ai fait mon sac et sui montée jusqu’à Cairns en autostop. Il faisait beau. La ville était pleine de gens de tout âge qui me disaient bonjour. Ca me changeait de Sydney et de son tourbillon !... Le travail que j’ai trouvé était passable… mais ce calme plat ne pouvait pas durer éternellement. J’ai regretté mes amis de la faculté, tout en sentant que je ne pouvais pas y retourner. Quand le passé est passé, vous savez… Alors, maintenant, j’en ai marre… Je suis « paumée ». Des gens, j’en connais des tas… mais je n’ai pas envie de leur parler. Ils m’ennuient. J’ai essayé de lire, d’écrire aussi, de faire de la peinture. Une espèce d’angoisse m’en empêche. Ce n’est que l’inutilité des efforts et de toute action que je découvre. De quoi se mettre dans une poubelle, avec un gros couvercle… et qu’on n’en parle plus !... J’ai laissé tomber mon boulot !... Et je vis sur la plage avec mon sac de couchage depuis deux jours. Elle voulut alors savoir ce qu’en pensait le groupe attentif autour d’elle. Anxieuse… guettant une réponse qui pourrait lui redonner envie de sourire, de vivre… Mais les solutions que deux ou trois de ces personnages réunis un instant lui proposèrent ne la firent que sombrer dans une angoisse plus profonde et tirèrent d’elle quelques réflexions douces-amères, sinon cyniques !... Souhaitait-elle d’ailleurs se sortir de ses marasmes, de cette atmosphère de tristesse et d’amertume dont elle s’entourait ? J’en doute… et les autres en doutèrent, qui oublièrent vite cette jeune fille qui ne cessa alors de se plaindre de la froideur des gens, puis de son poids excessif, puis de sa laideur et sans cesse de sa solitude. Ils se lancèrent dans le récit de leurs propres aventures… Un récit plus vivant, plus coloré, plus vibrant de joie, de plénitude, d’espoir…

Les deux jeunes garçons, dont l’un était français, mais avait presque complètement oublié sa langue maternelle, arrivaient de Mareeba, un centre de plantations de canne à sucre et de tabac à 60 Kms de là… Eux aussi étaient des voyageurs, des errants. Ils allaient de village en village, d’état en état, à la recherche du métier pas trop fatiguant et bien payé qui leur permettrait d’aller un jour en Europe… Mais c’était un but lointain, de réalisation difficile.
« On est crevé aujourd’hui » disaient-ils, ajoutant, avec le sourire « Mais c’était bien payé, comme boulot… et pas difficile. Il suffit de couper les trois ou quatre premières feuilles à la base de la plante ; c’est tout… et puis le tabac repousse et on recommence une ou deux semaines plus tard… et ainsi de suite… Et puis, un de ces repas !... Ouaih ! On mange drôlement bien là-bas. Si nos reins encaissaient mieux ce travail ! Quand ça sera fini, on descendra vers le sud, un peu avant Brisbane. Ils cherchent des ouvriers, là-bas aussi. Des charpentiers… Oui… quand on vit comme nous, il faut tout savoir faire… » Et ils évoquèrent d’autres métiers, citèrent des chiffres, narrèrent leurs nuits passées dans leur étroite voiture, ou sur les plages où les moustiques et les sun-flies, des mouches minuscules vous dévorent… Ils parlèrent des araignées venimeuses, du funnel-web surtout qu’ils semblaient craindre tout particulièrement et dont ils parlaient avec respect et admiration : « Elle a un… comment dit-on… une aiguille, et elle perce les noix de coco… On la trouve dans les cocotiers… Elle ´´  ´´ ´´ à un endroit qu’elle sait plus tendre qu’ailleurs et elle les mange comme ça »… Leurs récits sont-ils véridiques ? Les animaux étranges qu’ils disent avoir aperçu dans le bush ne vivent-ils que dans leur imagination ? Alors qu’ils parlent, et sourient et font rire tout ce petit monde autour d’eux, je ne peux m’empêcher d’entendre un dicton français « A beau mentir qui vient de loin » et de me souvenir de cette tendance caractéristique des habitants des vastes solitudes, aux Etats-Unis comme ici, à tout exagérer, à se fabriquer un personnage surhumain… aux aventures extraordinaires…

Les hippies ont parlé… plus calmement… avec peu de mots, peu d’images merveilleuses… presque avec difficulté… Mais leurs paroles s’accompagnaient chaque fois d’un sourire profond, généreux, et semblaient venir du cœur. Eux aussi, ils avaient voyagé depuis leur départ de Melbourne, quatre ou cinq mois auparavant ! Ils avaient vécu dans ce camping hippy de la région où des dizaines et des dizaines de tentes bariolées, de cabanes de bois recouvertes de toiles de plastiques s’entassent sur un minuscule terrain, entre les arbres majestueux de la forêt tropicale. Ils en avaient essuyé ensuite des difficultés pour vivre dans la campagne et le silence, sur le flanc d’une montagne où s’élançaient une cascade impressionnante… mangeant des noix de coco et les mangues qui tombent des arbres au bord de la plupart des routes et qu’il faut alors disputer aux oiseaux et aux fourmis. Mais ils étaient heureux. Ils évoquaient en rayonnant de joie les personnages étranges rencontrés en chemin : ce vieil homme qui vivait depuis 24 ans sur un bateau, solitaire, de cet autre qui en vacances, avait découvert la plage inoubliable de Ellis et avait quitté son métier, sa maison, sa femme, sa voiture pour y demeurer, dans une caravane branlante, en cultivant quelques mètres carrés de terre… « Nous sommes à la recherche d’un terrain au bord de la mer. Avec nos économies, nous aimerions construire une maison pour vivre enfin loin des villes… Devenir cultivateur. Peut-être en plantant des cocotiers nains – il paraît que c’est l’avenir de cette région depuis que le prix du sucre est en baisse, ou des noix de pécan, ou des macadamians. Mais surtout ne plus retourner au milieu du bruit et de la fumée des villes…

Le silence est retombé sur le cercle de pelouse, au bord de cette route du Nord Queensland… Chacun, après avoir parlé, et écouté parler, se repliait sur lui même, pensait… Deux ou trois mangues éclatèrent en tombant sur la route, juste devant nous… Nous étions calmes, rêveurs… Sauf la jeune fille de la plage je crois. Elle agitait ses doigts sur une chaînette et un médaillon, pendus à son cou et son visage trahissait une angoisse mal retenue, un conflit violent… qui finit par s’extérioriser, brutalement, lorsqu’elle se leva et s’écria : « Je ne peux pas rester seule ici… sur cette plage… Je deviendrai folle… Il faut que je sorte de cette prison que je me suis construite… de cette tour d’ivoire… », puis se tournant vers le groupe de hippies allongés sur l’herbe… « Est-ce que je peux vous accompagner ?... » « Ce n’est pas bien possible » ont-ils balbutié. « Vous savez, c’est déjà terriblement difficile de faire de l’autostop à trois… avec un bébé en plus… Mais rejoignez-nous à Port Douglas (c’est là que nous allons). Une vingtaine de Kms d’ici. » Une voiture s’est arrêté. Le groupe de hippie est parti. Les deux jeunes gens aux vêtements déchirés m’ont proposé de me ramener à Cairns. La jeune fille de la plage est retournée sur la plage. Elle nous a souhaité bon voyage avec douceur, et j’ai senti que ses problèmes étaient maintenant terminés. Allait-elle rejoindre ses nouveaux amis ? Allait-elle retourner vers la ville, l’université, ses anciens amis ? Peu importait, au fond… Elle était prête à de nouveau affronter la vie… et à sourire aux autres… Le soleil disparu derrière la montagne lorsque je descendis de voiture, en ville et entrai chez moi…