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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
Sur une île du Pacifique…

   




Un sable fin comme de la farine éblouissait par sa blancheur incomparable… En rompaient la monotonie quelques débris de noix de coco éventrées, une ou deux palmes sèches… Se profilait au bout de cette première plage immense le corps svelte d’une pirogue à balancier… Un silence absolu que ne troublait aucune brise, aucun mouvement de vagues. Le lagon d’un bleu tantôt ciel, tantôt vert, tantôt émeraude, tantôt électrique, étendait sa nappe immobile… De la langue de roche corallienne où nous marchions, main dans la main, calmement, s’apercevaient les tentacules aux teintes fantastiques de diverses algues, d’innombrables coraux… S’y faufilaient les navettes élancées, aux coloris bizarres, phosphorescents de poissons pacifiques…
Très loin, sur la plage, une minuscule silhouette noire jaillit des bouquets de pandanus, disparut dans l’eau, avec un claquement sonore,… puis bondit de nouveau dans l’écran vert et jaune de la végétation ; et l’immobilité de tout reprit ses droits sur le paysage. Le soleil brûlait… D’une roche énorme, crevassée, jaillissait de l’eau, devant nous, et une arche s’y creusait, se projetant, gracieuse, à quelques mètres de la plage ; les racines des palétuviers se torturaient, s’entrelaçaient, rampaient et bondissaient en d’étranges luttes, en fuites éperdues, avant de s’enfouir dans le sable immaculé. Se tordaient, serpentaient, se gonflaient les lames jaunâtres des pandanus ; se boursouflaient, en éclataient les fruits écailleux… Se traînaient mollement, crachant des fleurs mauves, les longues et pâles tiges des lys de sable…


Mais tout demeurait immobile, tout mouvement se figeait, éternisé… Le soleil brûlait. Puis un oiseau grisâtre claqua sur le ciel blanc ; un poisson, au large, cingla d’un bond l’horizon… Une myriade de lamelles d’or dansèrent dans l’air, tout près… et retombèrent dans l’eau sans un bruissement… L’aileron d’un requin se profila juste à côté… Et de nouveau le silence, l’immobilité. Et le soleil brûlait…
A peine osions-nous avancer dans ce décor trop parfait, trop édénique. Comme si nos pas eussent pu déclancher la colère de la nature, en l’éveillant… et désacraliser le monde, en faisant fuir les divinités…
Sans un mot, en évitant de faire craquer les feuillages puis de faire bruire le sable, nous avançâmes vers l’ombre, tache humide ouverte comme une bouche… S’y étalait une plaque d’eau stagnante, pleine d’ombres et de lumières, de bleus-roi, ciel, outremer, de verts bouteille, émeraude, d’améthystes, de véronèses, de jaunes d’or, ocre, roux, de blancs… L’extrémité affaiblie d’une rivière incapable d’atteindre la mer… Mais l’ombre de sa végétation nous enveloppa…
Muets, nous regardions les pins colonnaires immenses, qui horizonnaient la dernière bande de terre devant nous, sur la gauche. Sveltes, élancés, immobiles… Le temps passait… Nous n’avions aucune raison de bouger dans ce décor édénique… « C’est le Paradis » murmurai-je alors à mon amie… J’avais rompu le silence, fait éclater le rêve.



Brutalement la réalité quotidienne, avec ses mots, ses images toutes faites, pénétrait dans la nature, immuable, parfaite, éternelle. Mon amie se leva lentement, se dirigea vers un bouquet d’arbres aux racines millénaires, os d’animaux antédiluviens joufflus, ventrus, élancés en doigts, en griffes, en épaules, en muscles puissants…
« Là-bas » dit-elle, et son doigt indiquait une clairière… Elle s’éloigna… L’eau stagnante clapota sous ses pieds nus… Un souffle de vent chuinta entre les arbres… La mer s’agita imperceptiblement et un oiseau cria quelque part au milieu de la brousse… Elle revint, riante, brandissant une noix de coco. « Tu devrais venir voir… Il y a un papayer… et de gros cochons noirs dans une cage. Si tu peux escalader leur cabane, on pourra avoir un de ces fruits comme entrée-plat-de-résistance-dessert  !…Elles ont l’air à point, ces papayes, et énormes… ».
Les cochons grognaient : nous venions troubler leurs rêveries… Mais de l’arbre aux feuilles merveilleusement découpées, nous détachâmes le fruit brûlant de soleil. Je dégageai tant bien que mal la noix de coco de sa carapace fibreuse ; j’avais vu les indigènes opérer : un bâton solide et pointu enfoncé dans le sol servait à empaler l’écorce et à la déchirer en lambeaux sonores… La noix, lancée ensuite sur le tronc d’un arbre, nous offrit, comme une huître béante, sa chair d’un blanc immaculé. Et nous mangeâmes…
Puis le silence retomba sur nos corps, repénétra nos âmes… Qu’avions-nous donc à faire maintenant ?... Un instant nous nous sommes enlacés mais la chaleur nous ôtait tout désir, tout élan durable… et la léthargie, de nouveau, s’empara de nos deux êtres… Pas de faims, ni de nourriture solide, ni de caresses, ni de tendresse, ni de paroles… car tout était parfait,… car rien ne nous manquait… Le décor splendide, notre amitié, ce partage des fruits et de la beauté de la vie… Tout ! Nous avions tout !... Comme des dieux… Comme hors du temps… Ayant tout oublié du passé… Sans soucis, sans pensées aucune sur l’avenir…
Et alors, lentement, et cela commença par l’extrémité des orteils, comme une marée montante, le vide, l’oubli, le néant – comment décrire avec des mots  ?– cela s’infiltra en nous… et il n’y avait pas de nous… J’avais cessé d’exister comme être séparé de sa compagne et j’avais vu, un instant auparavant, dans son regard, que je n’existais plus pour elle… Un état d’oubli complet qui remontait en vague le long de mes jambes, pénétrait ma poitrine où mon cœur cessait de battre… Je n’étais plus que respiration faible et tête… Tout le reste de mon corps avait disparu pour moi…
Je le découvre aujourd’hui, en retraçant ces instants exceptionnels… Alors, toute conscience était perdue jusqu’au moment où, brusquement, toute la forêt se mit à chanter… Mais ce n’étaient point les chants d’oiseaux, le souffle d’une brise… Non… Chaque arbre crépitait, chaque feuille murmurait, chaque pierre frissonnait… Et tout ne semblait que particules argentées qui dansaient de vagues formes… Les arbres : des points lumineux... L’eau : des milliers de points lumineux… Le ciel : une nappe de points lumineux… Puis, brutale, une vague frappa la plage… et cela nous éveilla tous deux… La même angoisse… La mort… Mourir… La mort s’infiltrait en nous… Il lui suffisait d’atteindre notre cerveau et le néant serait total… Nous avions perdu toute raison de bouger, de parler, de vivre dans ce bonheur absolu,… tout désir d’action,… toute forme de pensée projetée vers le futur… Atteignant cette perfection taut enviée, cette suprême détente de tous nos corps, cet optimisme béat, nous avions également atteint le sommet de la vie et le spasme final de cette victoire sur la tristesse et l’agitation avait nom : la mort…
Mais ce spasme nous effraya… et la nature entière nous criait : « Revenez vers nous… Regardez nous… Touchez nous ! Revenez ! Vivez !... » Les vagues claquaient,… le vent du large se levait,… les oiseaux criaient… Des voix humaines, dans la clairière voisine, vociféraient et riaient… et les feuilles, les fleurs, l’eau paraissaient plus nettement à nos yeux, comme déployant tous leurs charmes pour nous redonner le goût de la terre, des formes, de la vie… Nous nous précipitâmes dans les bras l’un de l’autre en pleurant. La peur lâcha prise… et nous nous embrassions, éclatant de la joie d’être de nouveau ensemble, séparés certes, mais heureux de cette séparation qui nous donnait une ancre par laquelle s’accrocher à la réalité, à la terre, à la vie… Et nous voilà debout, nous ébrouant du souvenir de cet instant en sautant dans l’eau stagnante ; en courant sur la plage… Ne plus s’arrêter… Ne pas permettre à la torpeur de s’emparer de nouveau de nos corps, de nos cœurs… Ne pas laisser le néant s’infiltrer de nouveau…
Mais nos rires étaient crispés… car nous savions que tout cela n’était qu’un jeu, une révolte même… Nous sentions la vague de mort prête à chaque minute, à remonter en nous. Et nos gestes, nos paroles sonnaient faux à notre esprit. Ils ne faisaient que nous cacher l’inexorable réalité… Et nos gestes, nos paroles sonnaient faux à notre esprit : car nous savions que le bonheur, le vrai bonheur, le bonheur absolu ne se trouvait que dans le silence, l’oubli de soi, l’arrêt de tout mouvement… Ce qui nous attendait dans la vie,… ce vers quoi nous courrions, apeurés, ne serait jamais que plaisirs, joies d’un instant, et les suivrait le cortège éternel des douleurs, des regrets, des ennuis…

Oui… nous avions goûté au paradis, mais le paradis s’était avéré trompeur… Nous voulions l’enfer de la vie quotidienne… Nous refusions l’éternité, nous refusions le bonheur permanent. Nous voulions vivre !...

Un sable fin comme de la farine éblouissait par sa blancheur incomparable. Elle était belle, « notre » île…
Quelques jours plus tard, nous regagnerions la ville, sur la grande terre, avec ses plages à la mode, ses cafés, le restaurant au bord de la piscine, les voitures, nos amis… Et ce serait beau également. Tout était beau qui nous permettait de souhaiter demeurer en vie, de nous agripper à la réalité des formes de la vie…
Tout était beau !