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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
La Route au cœur du bush australien




« Vous trouverez un taxi en face de la poste !... Nous vous attendons… ». Et elle avait raccroché.

J’ai regardé la Poste : style colonial, avec ses fausses colonnes blanches. Deux voitures attendaient.

Ce fut un geste machinal de ma part car ma décision était déjà prise depuis longtemps, depuis, en fait, mon arrivée dans cette région du nord de l’Australie : je marcherai jusqu’à la maison de mes hôtes…

Bien sûr, me connaissant, je savais que la présence de ces deux taxis m’empêchait de tergiverser, de faire l’expérience du destin, comme je la nomme ; autrement, je me serais installé sur le banc de bois et aurais attendu l’arrivée d’une voiture libre… et si aucune ne s’était approchée, j’aurais rayonné de joie : « le destin me montre qu’il me faut aller à pied ! ».
 Mais si, au contraire, un taxi s’était immobilisé devant moi, j’aurais savouré un semblant de choix : « le prendre, puisqu’il se présentait ?... Partir à pied, puisque je le souhaitais ?... ». De toutes façons, bien entendu, j’aurais marché, évitant ce moyen de transport trop rapide… Mais le plaisir d’une décision difficile m’eût empli d’aise pour la journée !

Or, le hasard en avait décidé tout autrement : devant ces deux voitures qui attendaient, portières béantes à cause de la chaleur, je ne pouvais que passer, distant, dédaigneux, grand seigneur laissant au peuple ses charrettes…

La ville allongeait sa rue unique, ses hôtels aux balcons délicatement ciselés de moulures et d’arabesques de ferronneries blanches. Un homme, sous l’arbre énorme – un flamboyant ? – du terre-plein central, lisait le Cairns Post. Une boîte de bière vide, échappée au nettoyage du dimanche soir, baillait sous un autre banc… Un groupe de jeunes aborigènes sortit du café étroit, peint en bleu, qui venait d’ouvrir ses portes : les deux jeunes filles, sous des ombrelles de quatre sous, partagèrent un stock de bâtons de glace aux couleurs électriques, puis tournèrent sur la gauche.

Le ciel étendait son bleu intense où éclataient les flammes rouges des bougainvilliers, les larmes d’ivoire à peine ombrée de jaune des fleurs de frangipanier ; je saisis une de ces dernières au passage, étoile dont le parfum enivre…

Le silence de la rue, les maisons muettes avec leurs arches couleur pastel ou éclatantes de blancheur, l’immobilité du village comme du ciel, me projetaient dans les peintures lourdes d’angoisse de De Chirico, et les ombres plus étroites, mais aussi brutalement plaquées au sol me poussèrent à fuir…

Sur le dos de ma chemise, la transpiration délimita un canal de fraîcheur lorsque je me mis à marcher plus rapidement.

Quelques murs blancs encore, puis un pont éclatant sous la lumière crue du soleil ; des rails au milieu de la route, sans barrière de protection… Pour un train, peut-être, ou pour les wagonnets de l’usine de canne à sucre ?… Et la route… Goudronnée, surchauffée, presque malléable par endroits, droite et sans fin, elle cinglait, tel un coin de bûcheron, vers la maison qui m’attendait ; elle se frayait, robuste et décidée, un chemin à travers les champs brûlés et rocailleux.

« Vous trouverez un taxi en face de la poste !... Nous vous attendons… » avait dit la voix, dans l’écouteur du téléphone. Avais-je dit oui ?... non ?... Avais-je eu le temps de répondre ?... Non !... Je ne pouvais refuser cette marche à travers la nature encore vierge… Cette marche qui me propulsait d’un monde fantasmagorique, et humain cependant, vers un autre monde inconnu, mystérieux, envoûtant…
D’énormes blocs de terre se dressent, menhirs énigmatiques entre les touffes rares de plantes ocre et brunes… Les arbres morts s’étirent, lançant un dernier défi orgueilleux au soleil. Je me glisse sous la clôture de fil de fer barbelé. Un gros lézard s’enfuit. Je m’approche de ces masses de terre : l’une d’elles, appuyée contre un arbre, enveloppe une partie de son tronc… Immenses fourmilières abandonnées…

La route… immense…, surchauffée…, ensablée… Avec des peaux sèches de grenouilles, momies angoissantes, tous les dix mètres… Avec des bouteilles vides, des boîtes de bière défoncées tous les cent mètres… Avec une voiture qui passe sans me voir, tous les kilomètres… Avec un semblant de mare bleutée et son rayonnement de craquelures tous les deux kilomètres : un billabong
“Waltzing Mathilda, Waltzing Mathilda
Who’ll come a-waltzing Mathilda with me…”

Le même paysage que dans cette chanson typiquement australienne… Et je pourrais être le « sun-downer », moi aussi ! Mais je ne suis ni à la recherche d’un travail, ni à la recherche d’un gîte pour la nuit… et en 1973 ! Ces hommes, couverture en forme de polochon sur le dos, boîte de fer blanc à la main et chapeau agrémenté de bouchons anti-mouches, ils ne sont plus que sur les gravures folkloriques, ou dans les magasins de souvenirs, sous forme de statuettes et de poupées ! Plus au bord d’un billabong, à faire bouillir leur gamelle !...

Une image ressurgit à ma mémoire : au milieu du bush australien, des cadavres de moutons autour d’une flaque d’eau. Traîtrise de ces billabongs ! La veille, c’était une belle mare ; les moutons y avaient couru… Le lendemain, ils pataugèrent dans la boue qui se referma sur leurs pattes, les immobilisant pour toujours en vue de la précieuse eau vivifiante, une flaque large comme une assiette…

Une autre image de ce même bush, de ces mêmes billabongs : un aborigène qui plante une paille dans la boue pour en aspirer l’eau… qui stagne sous la croûte râpeuse, mêlée au sable et à l’argile…
Le ciel est blanc d’être trop bleu…

A une centaine de mètres de la route, une maison apparaît, voilée par une brume blanchâtre et les eucalyptus ; puis une lueur éclatante : le soleil frappe l’immense cuve de fer blanc où s’accumule l’eau de pluie, la précieuse eau, l’obsédant, l’essentiel liquide… Une grande cabane, en somme ! Sur pilotis… En bois, avec un balcon, comme dans les westerns… mais personne dans le fauteuil de rotin en loques… Un bananier sur la droite.

Ma tête est lourde sur mon corps… Tellement lourde que je n’ai pas le courage de sortir mon appareil de photos de son sac pour engranger cette scène typique !... Une autre fois…, ailleurs…, lorsqu’il fera moins chaud ! Mais je tire une boîte de jus de fruit de mon sac : une gorgée, juste une gorgée… On ne sait jamais ! Si le trajet est vraiment long… Si j’ai vraiment soif plus tard !

M’arrêter ; me mettre à l’ombre un instant ! Juste un instant… A l’ombre… De l’ombre !... Mais où est l’ombre ?... Là-bas, peut-être, au pied de ce bosquet… Une lame de fraîcheur de quelques centimètres seulement ; je m’y endormirais volontiers… Mais j’ai choisi l’aventure, la marche à pied, l’expérience de la chaleur, l’expérience du bush australien… et je repars. Bouche pâteuse… Peau moite… Tête brûlante sur laquelle glisse sans cesse un foulard qui la protège à peine…

La route… La poussière… Mal au cœur… Les grenouilles parcheminées… Les eucalyptus… Le ciel blanchâtre… Les énormes fourmilières… La route… La poussière… Le soleil de plomb…

Une voiture s’est arrêtée… Ouf !... Ils m’offrent de m’emmener… Ah !... la ferme des Meyer ?... Dommage ! Nous tournons sur Sluice Creek… A cent mètres !... Dommage !... Mais ce n’est plus très loin !

Et la route continue, déserte, immobile, imperturbablement…
Et le soleil frappe imperturbablement…
Je saute de coins d’ombre en coins d’ombres, regrettant cette escapade insensée… Un taxi !... Que ne donnerais-je maintenant pour un taxi !... Puis mon esprit se dresse comme un coq : « Pense à l’expérience que tu vis ! Le désert…, la solitude…, l’épreuve… C’est tout le sens profond de ce bush mystérieux, de cette immense brousse sans pareille au monde, peuplée encore du souvenir des ancêtres aborigènes… et des esprits de la nature… »

Et je crois voir, comme le chante leur mythologie, les traces des hommes-dieux de l’époque d’avant l’humanité, du tjukurapa, l’insondable époque du Rêve ! Un trou, qui fut le chaudron, dans le sol, de Itjari-tjari, la taupe marsupiale… Une large crevasse, la trace de l’Esprit de Liru, le serpent… Un arbre mort qui tend les bras vers moi, m’appelant à l’initiation… Une entaille dans le fossé : l’œil de Kulpunya, l’Esprit du Chien dingo… ou les narines de Metalungana, le lézard dormeur… Malia et Kunia, ici…, et…

Une charrette bruyante cahote derrière un tracteur. Pleine de larges paniers de feuilles sombres… Abruti par la chaleur et ma rêverie, je crois entendre une invitation à monter. Je me hisse…

Odeur âcre… La route… Puis une grande ferme… Et derrière les tréteaux et les bâtons, en train d’attacher les feuilles de tabac ou de les enfourner dans les salles de bois qui fleurent bon – mélange d’odeurs de miel, d’épices et de foin –, mes hôtes…

Au bout de cette route surchauffée… Au cœur du silence… Au cœur de la solitude… Au cœur de l’aventure mystérieuse… Au bout de ma première épreuve…
Dans l’âme du bush australien.

Cairns (Qsld)