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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
LE TISSERAND DE INULIC-APLAM

   



Gloire à Naru, dieu suprême de mon peuple ! Et gloire à ses représentants sur la terre de mon pays ! Et gloire à ceux qui vont de frontières en frontières, porter leurs messages de paix aux créatures du Tout Puissant Naru !

Qu’entendant mes louanges, il m’accorde le don très précieux de vous narrer les aventures qui eurent lieu sur la terre de mon pays ! Et qu’il vous bénisse tous, vous qui formez ce cercle attentif autour de moi, le conteur errant de l’Evergompa, qui comme mon père et le père de mon père et ses ancêtres encore avant eux, n’est que passage pour la voix du divin Naru…

Approchez, mes auditeurs impatients, et asseyez-vous en cercle autour de moi, sous l’ombre légère et fraîche de cet éberlisier en fleurs, afin que par ma bouche, la voix du Naru sacré, vous conte l’aventure édifiante de Genopa Boka, le tisserand habile de Inulic-Aplam, le village au pied du château fleuri.

Son village était un riche village et heureux y vivaient tous les habitants, car le chef qui les gouvernait avait sagesse et tendresse ; souvent, quittant son château fleuri, il se promenait dans le large village qui encerclait la construction élancée vers le ciel et couverte des plantes les plus éclatantes et odorantes du monde ; et il donnait non seulement son sourire chaleureux à son peuple, mais aussi des pierres de Thalar qui rendent le bonheur et la santé en chaque moment de tristesse et de douleur. Mais, au dernier passage de son chef, Genopa Boka, le tisserand de ce village, était absent : des parents éloignés l’ayant invité à plusieurs lieues de là, il ne vit point la liesse populaire et ne reçut ni sourire, ni pierre de Thalar… Et, à son retour, il connut la douleur et la tristesse pour la première fois de sa vie. Et personne ne put l’aider, ne sachant ce qu’était son trouble, car jamais, en ce village, un homme né s’était alors absenté un seul jour, manquant ainsi l’arrivée hebdomadaire de son chef et la distribution de ce baume extraordinaire : la pierre de Thalar. Genopa Boka se retira dans sa maison, loin de sa femme et de ses enfants dont les paroles et les questions l’irritaient ; il y demeura toute la journée, refusant de tisser les merveilleuses toiles dont l’art de fabrication venait de ses ancêtres depuis tant de générations que leurs noms se perdaient dans l’oubli du temps… Il ne sortit de son mutisme que le lendemain matin, appelé par les tiraillements de son estomac ; le ciel était bleu, comme il était normal en cette saison, mais Genopa Boka murmura en fronçant les sourcils que le fond de l’air était frais pour l’époque et que cela laissait présager de mauvaises récoltes futures ; il erra dans son atelier pendant plusieurs heures, ne pouvant se décider à s’installer devant les barres de bois sculptées de son métier à tisser ; il ne ressentait plus le moindre goût pour les fils précieux, pour cette navette magique qui savait les entrelacer pour l’émerveillement de tout le peuple de son village et pour celui des riches visiteurs des environs. A quoi bon faire tant de tissus et de nattes, murmurait-il en lui-même ; ne pourrions-nous donc pas tous vivre nus, comme le grand Naru nous fit à notre venue sur terre ? Avons-nous vraiment besoin de toutes ces tentures, de tous ces tapis dans nos maisons ?... Et il pensait à la futilité des hommes de son peuple, assis dans un coin sombre de sa boutique, regardant les passants d’un air narquois et désabusé. Il vécut ainsi deux jours, mal à l’aise, replié dans ce terrifiant ennui qu’il ne comprenait pas… Faut-il interroger un sage (qu’ils soient protégés par Naru !), il eut alors appris que seuls les hommes saints pouvaient alors vivre heureux sans cette pierre de Thalar et sans le sourire affectueux du chef… Mais, sombre et fuyant la foule de ses semblables, Genopa Boka ne les eut point approché, ne les eut point fait venir près de lui ! Il aurait haussé les épaules et ricané, tant était profonde l’amertume et la tristesse dans son cœur. Il eut pu alors patienté jusqu’au prochain passage de son chef bien aimé (que son règne soit béni !)… Il ne savait pas : il n’eut point la patience. Il convoqua sa femme, et ses enfants et leur apprit, le visage grave : « Les temps ont trop changé pour moi, dans ce village ; jadis, nous y vivions heureux, mais j’en vois aujourd’hui toute la tristesse ; stupides sont tous les gens qui l’habitent et n’ont d’autre occupation que d’aller et venir à des tâches inutiles ; je ne saurais plus fabriquer d’étoffes pour eux, car il est écrit dans notre Livre Sacré qu’on ne saurait donner des mets de choix aux animaux qui préfèrent l’herbe sale. Si pour mon travail je recevais dix fois plus d’argent qu’ils ne m’en donnèrent jusqu’à présent j’[ ]terais encore de travailler pour eux quelque temps, afin de l’entasser, cet argent, jusqu’au jour où je pourrai égaler les princes les plus riches, et bâtir un château semblable à celui de notre chef, au cœur de notre village ; mais je travaille toute la journée et suis pauvre… » Sa femme essaya de lui rendre une vue plus raisonnable de la situation, lui prouvant que sa richesse était suffisante pour le bonheur des siens comme pour son bonheur personnel… et que cesser d’œuvrer, ainsi, ne pouvait que les acculer à la misère prochaine. « Plutôt la misère » lança-t-il alors « que la fatigue du cœur ». « Je partirai dès ce soir pour des cieux plus cléments, pour des pays où mon tissage sera payé comme il convient et apprécié comme il se doit ».

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Et il partit… Sa femme et ses enfants n’essayèrent plus de le retenir ; ils ne connaissaient point la tristesse, protégés qu’ils étaient par le chef, son sourire et les pierres de Thalar prodigieuses…

Genopa Boka marcha longtemps, en direction du soleil couchant, jusqu’à ce qu’il arrive, exténué, aux frontières du pays qu’on nomme Alberavy Guld, le Royaume d’Or… Sa tristesse l’avait abandonné dès son départ, tant il espérait de nouvelles joies et de grandes richesses pour l’avenir. Il loua une boutique dans le premier village traversé, y installa son métier et ses fils… et très rapidement, il put entasser des monceaux de pièces de monnaie, tant les habitants furent séduit par son art dont ils n’avaient jamais vu l’équivalent en splendeur.

Mais Genopa Boka souriait de moins en moins ; il avait beau voir son pécule grossir de jour en jour, rêver du château magnifique qu’il ferait construire plus tard, un grand vide au cœur le faisait souffrir : le visage des siens, la douceur et la beauté de son épouse, les ruelles même de son village lui manquaient incroyablement ; pour repousser de telles images qui le glaçaient et le faisaient souffrir douloureusement, il visita tous les lieux de ce village où le peuple se réunissait pour se réjouir ensemble ; il n’avait jamais connu cela dans son propre pays, et fut très surpris… Il entendit des musiques étonnantes qui soulevaient le cœur de joie et faisaient danser le corps… il assista à des représentations de la vie plus belles encore que toutes les facettes de la vie qu’il connaissait, qui se déroulaient sur une estrade pleine de fleurs, et dont les personnages éclataient de beauté… Il chanta avec d’autres personnes en visite comme lui, sur les places du village ou dans les forêts et les prés des alentours… et ces chants vous prenaient toute votre tristesse, toutes les i[ ] que vous tachiez d’oublier… et vous n’étiez plus [que] rires, et gestes de joie, et bonheur… Il se rendit aussi auprès de femmes magnifiquement belles et tendres dans les auberges, et il connut entre leurs bras des plaisirs et des voluptés qu’il n’eut jamais cru ex[ ] sur cette planète… Il eut pu vivre dans ce village de ce royaume pendant des années et des années, et oublier son passé, et sa femme, et ses enfants et son propre village au pied du château fleuri. Hélas ! Il n’en fut rien… car après chaque divertissement, il se retrouvait seul chez lui, et plus triste encore qu’auparavant. Après les chants et le théâtre ; il ne pouvait plus supporter sa solitude et le calme de sa boutique ; la patience qu’il avait jadis pour tisser ses étoffes s’envolait jour après jour de ses doigts, ainsi que son amour du travail joliment fait… Quittant les bras de femmes ensorcelantes, il découvrait de nouveau la tristesse et un vide affreux dans son cœur : le visage de sa femme et de ses enfants apparaissait alors, souriants et il ne pouvait que souffrir alors de leur séparation et verser des larmes pitoyables… « Bientôt, se répétait-il pour se ramener du cœur à l’ouvrage… » Bientôt, lorsque j’aurais [ ] d’argent pour faire construire un château et payer un menoir ou un autre animal pour me transporter jusqu’à mon village, je retournerai près d’eux. Car il ne voulait point retourner à pied, comme un misérable, ni les poches vides ! Hélas ! Il le savait fort bien, ce ne pouvait être là qu’une rêverie de fumeur de pavot ou d’élambe… car ses richesses, qui s’accumulaient le jour, se dispersaient chaque soir dans les théâtres et les auberges, pour payer des chanteurs, et des danseurs, des musiciens et des femmes… Si bien qu’il ne travaillait plus, en somme que pour s’offrir des moyens d’oublier son village, son pays et les siens…



Lorsqu’il comprit cela, il rassembla ses maigres richesses – il en possédait alors à peine plus que le jour de son arrivée à Alberavy Guld, le royaume doré.

Long et pénible fut le retour… car son cœur était triste de ne pouvoir apporter de richesses aux siens et de rentrer ainsi, l’âme aussi triste qu’au jour de son départ… Mails il médita beaucoup sur sa folie qui l’avait poussé à croire trouver ailleurs plus de joie, plus de richesse et plus de bonheur.

Et chaque jour de marche qui le rapprochait de son village le rapprochait de la sagesse : il n’est donc point besoin, se disait-il, de chercher le bonheur : il est là où je vis, par la décision de Naru et du hasard… Il n’est donc point utile de posséder des monceaux d’or quand on est loin de ceux que l’on aime… Il n’est donc point juste d’acheter les moyens de rire et de chanter, quand le cœur ni le corps ne veulent chanter ou rire : car le travail devient labeur pénible et triste quand il ne cherche que le profit… »

Ainsi méditait-il, Genopa Boka, le tisserand de Inulic-aplam, en s’approchant de son village. Et petit à petit la joie lui venait sur le visage, comme les belles teintes roses apparaissent au printemps sur les fruits de l’armillier…

Et c’est rayonnant de calme, de bonheur réfléchi et de sagesse qu’il retrouva les siens ; les habitants de son village fêtèrent son retour, et leurs festivités n’étaient en rien semblables à celles d’Alberavy Guld, le Royaume doré : car elles naissaient du cœur, et d’un trop plein d’amour, tandis que les autres n’étaient que parodie et soif d’argent, et besoin d’oubli.

Et il vécut longtemps ainsi, dans l’amour des siens. Et chacun venait écouter ses conseils, dans sa boutique de tisserand : et il leur disait qu’on pouvait vivre sans pierre de Thalar, mais que pour cela, il fallait avoir compris les lois de la vie, qui sont les décisions divines du divin Naru… et qu’il convenait souvent de quitter son royaume et les siens pour savoir que cela était inutile pour trouver le bonheur.

C’est pourquoi Genopa Boka devint par la suite un prophète en ce pays, lorsqu’il s’incarna de nouveau dans un corps humain, après sa mort, et il va sous le nom de Genopalou Solig, qui veut dire l’Ancien Tisserand qui est devenu Sage… Que Naru le protège et qu’il vous bénisse, vous qui avez écouté son histoire…