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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
Voyage sur une tapisserie rococco...

La tapisserie rococo représente un couple, en vêtements de paysans du siècle dernier…. Une barque s’approche d’eux, entre deux bouquets d’arbustes ; on aperçoit, au loin, au pied d’un chêne majestueux, des ruines – on les distingue assez mal- et un vieux bateau rouillé d’où jaillit une nasse au bout d’un mat…
Tiens ! J’allais l’oublier ! Comme si mon attention ne s’était jamais fixée sur lui ! Et pourtant, depuis deux semaines que j’habite dans ce meublé, j’ai eu le temps de la contempler, cette tapisserie rococo ! Un trois-mats cingle vers ce paysage campagnard, toutes voiles dehors… C’étaient de jolis navires…
Le regret de ces temps révolus me prend parfois… Ne vous surprenez-vous jamais à rêver à un voyage, ainsi, sur un de ces fiers bateaux qui transportaient jadis et les corsaires, et les pirates, et les aventuriers, et les coffres d’or ?... On en avait reconstruit un, dans une ville… sans doute était-ce dans le vieux port de Saint-Malo, en France… Vous connaissez peut-être ?...

Des remparts qui dominent la plage ; des toits couverts d’ardoise grise… De petites crêperies, ça et là dans les ruelles étroites et encombrées de touristes touchant à tout… On entre par une porte étroite, découpée de carreaux biseautés ou de verres jaunes épais et glauques… « Une crêpe au sarrasin et au fromage ! », demandez-vous à la patronne -elle porte un fichu de vieille toile sur ces cheveux blancs… « Et un bol de lait, avec ! ».
Vous n’aimez pas le cidre… Votre estomac ne le supporte pas… La dernière fois d’ailleurs, lorsque vous êtes venu ici avec des amis, vous avez du leur expliquer ; ils ont ri, se sont moqués de vous ! Mais ils ont bien changé depuis, chacun ayant eu, par la suite, des troubles de toutes sortes et des ennuis de santé assez sérieux ! Bien sûr, ce n’était pas la faute de cette malheureuse bouteille de cidre, mais une conclusion à leurs habitudes de trop bonne chère…
La crêperie est presque vide –ce qui vous ravit car vous n’aimez pas manger dans le bruit, surtout celui que déchaînent les vacanciers avec leurs plaisanteries stupides, leurs interjections insensées… Ces vacanciers pour lesquels la patronne s’est crue devoir décorer sa salle de bibelots d’un sou, de ces éternels objets qu’on rapporte comme souvenir de vacances, quand on a peur de ne pouvoir compter sur sa propre mémoire ! Et puis de ces fleurs en plastique, de ces guirlandes de vigne vierge de mauvais goût, qui sentent l’imitation, et dont les couleurs ternes engendrent la mélancolie…
Avant, il y a de cela au moins une dizaine d’années, vous aviez consommé une crêpe à la confiture dans ce même établissement… Il venait d’ouvrir… Vos parents habitaient à quelques kilomètres de là et vous aviez rendu visite à Souques, un camarade de classe qui vous avait initié à la guitare… Son prénom, vous l’avez oublié… La même salle, mais plus simple, avec ses poutres enfumées, ses bancs et ses larges tables de bois brut…
Viviane s’installe à côté de son frère, votre camarade de classe. Elle est blonde, réservée, timide même ; de trois ans plus jeune que vous, peut-être se trouve-t-elle gênée de ne pouvoir s’intéresser aux sujets que Souques et vous lancez sans reprendre haleine ; peut-être se sent-elle étrangère à vos aventures de lycée, à tous ces noms de professeurs jetés dans la conversation, avec mimiques à l’appui ? Peut-être en souffre-t-elle ? Peut-être se replie-t-elle d’autant plus dans son silence que Liliane, une amie de Souques, parle sans s’arrêter… Ils ne se connaissent que depuis quelques jours ; elle ignore tout de son passé,… mais participe à la conversation générale dieu sait par quel miracle !…
Si… à bien écouter, vous remarquez qu’elle saute sur toutes les occasions pour placer un mot, une phrase, une anecdote, une question, même, qui relancera une nouvelle conversation dont elle sera maîtresse… Alors, elle secoue sa crinière brune ; ses yeux deviennent gouailleurs ; elle me fixe sans rien dire,… se penche vers Souques d’un air câlin,… puis sourit à Viviane, à la blonde Viviane qui se tait et dont le visage s’éclaire à peine…

« Cette crêpe est un peu trop salée, vous ne trouvez pas ? », a demandé Souques… et elle a sauté sur l’occasion !… « Fais une prière à la déesse… », lance-t-elle du bout des lèvres, retournant aussitôt à son assiette. L’étincelle était lancée… Nos visages se lèvent lentement… Qui va saisir la balle au bond ?…
Viviane se tait, semble se moquer de l’existence de cette déesse. Souques est intrigué autant que vous, mais ne veut rien laisser voir de son ignorance…
 Alors vous brisez le silence : « Quelle déesse ? », interrogez-vous. Une flamme s’allume dans les yeux de Liliane : « Comment, vous ne savez donc pas ?... Mais la seule et unique déesse du Sel de par le monde… HUIXTOCIHUATL, la divinité aztèque… Comment pouvez-vous l’ignorer ? ».
 Et Liliane rayonne… Et Liliane est le centre de votre groupe… Et Liliane est le centre du monde ! On l’écoute… On l’interroge… Comme en un puits de science, on plonge… Comme d’une bibliothèque, on retire des noms, des titres, des indices, des indications, des listes… Ah ! Liliane ! La brillante Liliane. La brune et vivace Liliane ! Toi auprès de qui Viviane paraît éteinte, pâle, presque morte sous ses cheveux d’or !... Comme je te comprends ! Combien il m’est simple maintenant de déjouer tes systèmes, de découvrir tes ruses… 
Voilà ce que vous vous dites, dans cette crêperie d’un autre âge, blottie entre les rues tortueuses, cernée de remparts majestueux… Vous n’écoutez plus en fait que d’une oreille, et distraite… Vous cherchez en fait les yeux de Viviane, de la douce Viviane, de cette jeune fille qui se tait, qui écoute…, qui pense… Tandis que fusent les éclats de rire –car Liliane a de l’humour, par-dessus le marché-,… tandis qu’éclatent mille notions plus fantastiques les unes que les autres…, tandis que cette vivante encyclopédie éparpille ses connaissances et vous éclabousse… « Comment, vous ne savez pas ? ! Mais la Bénédictine est faite avec du thym ! Et mâcher des feuilles fraîches de sauge est excellent pour les gencives… Et le patron des photographes est Sainte Véronique… Le patron des cow-boys : St Théodard ; celui des fous : St Mathurin… Celui des facteurs : St Gabriel… Mais si ! La mer Caspienne est un lac, le plus grand lac du monde, même ; avant le Lac Supérieur… ».
Vous avez retenu un instant dans vos yeux le regard de Viviane, un regard qui était chaud, qui fleurait le pain croustillant des boulangers de campagne… Et il vous a semblé rencontrer quelque chose d’indicible, en ce regard… Quelque chose venu de loin, de très loin… Alors, pour ne pas vous faire remarquer et soulever des commentaires moqueurs, vous avez tenté de capter le regard de Liliane. Mais en vain ! Elle parle… Elle puise en son cerveau, en sa mémoire… Ses yeux bougent sans cesse, inquiets, fuyants… « Le premier téléphone à pièce date de 1889 ; c’est un nommé William Grey qui le mit au point, dans le Connecticut, aux Etats-Unis… Quant au premier lavage d’estomac, il eut lieu en 1800 à Philadelphie. Et pour devenir brahmane, l’homme doit échapper à 4 serpents, qui sont les éléments,… à 5 assassins, qui sont les sens,… à un village désert, qui est son âme seule et non affermie »…

« Viviane… », vous répétez-vous… « Viviane… Dans ce nom, il y a la syllabe Vi… Les prénoms parlent… Viviane, c’est la vie… une grande chaleur à l’intérieur, une flamme immortelle ; du silence, du calme à l’entour… Liliane, elle… Et oui ! »…
 Comment ne l’aviez vous pas remarqué plus tôt…, dans Liliane, il y a liane… une liane qui lie les choses et les êtres, certes, mais qui étouffe également… Et ses tentacules sont les mots, les idées, les phrases… Vous regardez Liliane, maintenant, sans plus l’écouter ; n’avez-vous jamais observé un personnage, à la télévision, en coupant le son… Il s’agite, tord la bouche, fronce les sourcils, ferme l’œil, l’arrondit… et vous vous esclaffez devant ce pantin désarticulé… Liliane, devant vous, lui ressemble…

« Agni était le dieu du feu védique, nommé Fudô au Japon, Nusku à Sumer et Hine-I-Tepaka en Polynésie… et l’agneau, tout comme la Licorne et le Pélican sont des symboles du Christ, tandis que Satan est représenté par un dragon, un serpent, ou un porc… Non, le prix Nobel n’a pas été décerné pendant la guerre de 14-18, ni en 35, d’ailleurs… Quant à la Joconde, elle a été peinte en 1503… », rapporte Liliane… Et votre âme vous dit : « Viviane est la déesse de la Vie, et unique, comme chacune des femmes de ce monde ; et Viviane est le symbole de la tendresse et de l’amour… Et les poètes, et les savants, et jusqu’au plus humble des ouvriers ne travaillent, ne cherchent, n’écrivent que pour Elle, que pour La mériter, que pour La voir sourire, que pour L’entourer de chaleur et La voir s’épanouir à leurs côtés… »…

Souques se rengorge de fierté, vous jette des regards qui s’enquièrent de votre admiration pour un tel savoir… Vous faites semblant de ne pas comprendre son message. « En Afghanistan », annonce Liliane à propos du fait que c’est aujourd’hui mercredi… « En Afghanistan, on ne laissera jamais partir un hôte de sa maison ce jour là… Le dimanche non plus ! Cela lui porterait malheur ». Et d’ajouter, lancée sur un nouveau filon : « Ils disent aussi que si, dans le thé, une parcelle de la feuille surnage…, cela annonce l’arrivée d’un hôte… Et savez-vous aussi, que si là-bas vous rompez du pain et que… »

Alors, vous vous rapprochez de Viviane et lui glissez quelques mots à l’oreille, très doucement, très délicatement, avec mille précautions tant vous la sentez fragile, cette vie qui bat derrière ses yeux noisette, derrière son large front où s’allongent des vagues blondes… Vous lui parlez des crêpes…, du bol de lait de vieille porcelaine, avec des fleurs qui vous rappellent le service du dimanche de votre grand’mère… Et vous lui demandez ce qu’elle fait au lycée, en vacances, si elle lit beaucoup, si elle chante, si elle joue de la guitare comme son frère…, si le vieux St Malo suffit à ses rêves d’évasion…
Et Liliane peut parler… Vous ne l’entendez plus… Viviane murmure quelques mots, très doucement, très tendrement… Vous évoquez des bibelots japonais… Elle sourit un peu, même, de temps en temps… Et vous songez aux personnages de Botticelli, aux madones italiennes…
Peu importe ce qu’elle dit : qu’importe ce que raconte un ruisseau au promeneur qui s’attarde et écoute… Mais ce murmure réconforte, fait oublier les rocailles du chemin, la fatigue de la route…
Vous savez que, demain, vous la retrouverez sur la plage ou sur le chemin qui serpente au sommet des remparts.
Vous savez que vous êtes le Maître de ce Feu qui brûle en elle ; que vous seul pouvez le faire rayonner au-dehors, en ses yeux, en ses paroles pour vous… Pour vous seul… Et que ce Feu vous réchauffe ce que vous appelez le Cœur, faute de savoir exactement le mystère de cette rencontre de deux vies…
Liliane, devant vous, entoure de ses bras le cou de Souques ; qui se débat et rit…

Et, demain, nous verrons au bord du quai le grand navire de Surcouf !... La Municipalité l’a fait reconstruire pour les touristes… Un fier trois-mats, toutes voiles dehors…
Comme celui qui cingle vers cette scène champêtre, là, sur la tapisserie rococo de ce meublé dans lequel je vis depuis plusieurs semaines déjà… et que je n’avais encore jamais remarqué !...

1972.