Header image
 

par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
Des Voyageurs (à Timor)


Leurs bagages reposaient contre le mur de pisé d’une vieille hutte au toit de paille.
Elle et lui, debout près de là, arboraient un visage dédaigneux… Ils devaient avoir une trentaine d’années et leurs vêtements laissaient supposer qu’ils appartenaient à une classe assez aisée de la société... Sans doute avaient-ils déjà beaucoup voyagé, s’arrêtant dans des hôtels de classe, s’il fallait en croire les étiquettes sur leurs valises de cuir souple…

A peine ont-ils bougé lorsque le camion cahotant surgit à l’entrée du minuscule village : leurs visages se tournèrent un instant, mais sans perdre leur expression désabusée, alors que les passagers de ce véhicule, des touristes arrivant de l’aéroport, en descendaient tant bien que mal, secouaient en riant la poussière de leurs habits et de leurs sacs et évoquaient en plaisantant les cahots et le bruit assourdissant qu’ils avaient du supporter pendant ces six kilomètres de mauvaise route de terre battue et de cailloux.

L’avion n’atterrissait sur cette île portugaise, Timor, qu’une ou deux fois par semaine, et l’arrivée de touristes demeurait encore un événement.
 Depuis les cours des écoles, du perron des magasins très primitifs, des bas-côtés ombragés des chemins, les enfants, le visage naïf éclairé d’un large sourire plein de candeur, criaient à qui mieux mieux « hello, hello ! » et même « good bye, good bye ! », les  seuls mots anglais qu’ils avaient du retenir… Leurs parents, plus timides, ou déjà blasés, se contentaient de sourire, de faire de temps en temps un signe de la main ou de la tête lorsque le regard d’un de ces touristes s’attardait sur eux…
Deux cultures, deux modes de vie se faisaient face, s’étudiaient, avec plus ou moins de discrétion…

Une moto passa, hurlant et soulevant un large nuage de poussière blanche, rompant l’envoûtement…
Les touristes semblèrent se réveiller, s’éveiller aux nécessités matérielles, et s’enfoncèrent dans le cadre sombre de la porte de l’hôtel ; les villageois s’éloignèrent lentement, en chuchotant et en étouffant de petits rires…
Quelques minutes passent… Les deux personnages, aperçus tout à l’heure, ne se sont pas déplacés, n’ont pas modifié l’expression de leurs visages… On pourrait même, sans doute, les croire plus dédaigneux, plus désabusés, plus attristants qu’avant l’arrivée du camion…

Et puis, de l’hôtel, une silhouette surgit : une femme assez forte, vêtue d’une robe trop large et trop violemment colorée ; elle laisse tomber ses deux sacs près des bagages du couple et leur annonce en riant :
« Pas de chance ! L’hôtel est plein ! Il va falloir que je dorme sous les ponts… ou sous un cocotier ! »
Sans expression amicale, l’air rébarbatif même, énervés sans doute d’être dérangés au milieu de leurs pensées moroses, les deux jeunes ont lentement tourné leurs regards vers elle, et l’homme a déclaré :
« Vous feriez aussi bien de reprendre l’avion et de rentrer chez vous… Il n’y a rien à voir ici… et rien à faire ; c’est vraiment mortel ! »
Sur quoi sa femme, se rapprochant de lui, ajouta :
« Et inconfortable comme tout ! Pas d’eau chaude… et impossible de boire ou de manger décemment ! »
L’homme reprit :
« Nous, nous repartons en Australie. On est arrivé hier de Java en bateau. On aurait mieux fait de pas venir ! Une journée dans ce pays et dans cet hôtel nous a suffi ! L’avion repart dans quatre heures… Encore une chance ! »

La nouvelle arrivante a saisi les poignées des deux sacs et demande en souriant :
« Vous pensez qu’il y a un autre hôtel dans ce village ? »
L’homme fait la moue :
« On n’a rien vu… Peut-être sur la plage ? » (de nouveau une moue) « Nous n’y sommes pas allés… Ce coin nous a suffit !

- Mais alors… Qu’avez-vous fait depuis votre arrivée ?

- Il y a une terrasse derrière l’hôtel, avec un minuscule bassin… Ils appellent ça une piscine, entre parenthèses ! Nous y avons passé toute la journée à boire de la limonade infecte – ils n’avaient que ça…

- Mais enfin… le village…, la campagne autour…, les vieilles maisons portugaises qu’on voit sur les brochures touristiques, ça ne vous a pas tenté ? »

Les deux jeunes se regardent, l’air amusé, puis déclarent, narquois :
« Si vous avez envie de faire des kilomètres à pied pour voir les curiosités de cette île, nous pas… Avec cette chaleur et cette poussière…, sans parler des mouches ! Et puis, pour arriver à connaître une direction, impossible ! Les indigènes ne comprennent pas un mot d’anglais et ils vous répondent toujours oui, quelle que soit votre question ! »

La femme aux deux sacs ne semble pas vouloir poursuivre cette conversation ; elle émet un sourd ricanement, secoue la tête et s’éloigne… Plus d’une fois, elle trébuchera sur les pierres rugueuses du chemin qui grimpe entre les papayers et les longues tiges de maïs, avant de disparaître entre deux énormes rochers crevassés… Elle ne paraît guère savoir où elle se dirige : plus d’une fois, elle posera ses sacs dans la poussière, scrutera l’horizon. Le patron a pourtant laissé entendre qu’elle trouverait un gîte, en suivant ce chemin…
Mais voici enfin un terrain plat, après cette marche épuisante… Criblé de cactus et de minuscules arbustes secs tout tordus ; « Ouf », souffle-t-elle… « Enfin un peu de repos ! ».
Elle va s’asseoir sur le bord du chemin, puis se redresse brusquement : quelque chose a bougé, à une dizaine de mètres de là ! Et voici la femme qui se hausse sur la pointe des pieds pour mieux voir, qui saute sur une murette de pierres branlantes… A la surface d’un minuscule étang boueux, serrés les uns contre les autres, une bonne vingtaine de buffles aux longues cornes effilées la regardent avec inquiétude…
« Meuh ! » leur crie-t-elle ; puis, surprise de la naïveté de cette action, elle regarde alentour, comme un enfant pris en faute… Mais personne ne l’a vue, personne ne l’a entendue… Un silence profond baigne le paysage, à peine interrompu de temps en temps par le cliquetis d’une sauterelle ou le cri lointain, dans le village, de quelque enfant…
Alors elle reprend de plus belle ! « Meuh ! », hurle-t-elle en faisant des moulinets avec ses bras pour faire bouger et mugir les buffles impassibles. Et elle s’amuse de ses vaines tentatives ! Bien sûr, se dit-elle, on me prendrait pour une folle si on me voyait ! Mais qu’importe !... Surtout les deux jeunes de tout à l’heure ! Blasés à cet âge !... Si ce n’est pas terrible…
Et de mugir, et de rire, et de gesticuler de plus belle…
Ecrasés par le soleil, savourant la fraîcheur de leur bain de boue, les animaux n’ont pas cessé leur ruminement monotone ; alors, devant une telle impassibilité, la femme abandonne en riant : « si vous ne voulez pas me répondre, tant pis pour vous ! »
Et elle reprend sa marche…

Elle pense beaucoup, maintenant : elle se revoie agir depuis son arrivée sur l’île, depuis sa sortie de l’hôtel, surtout, et elle s’étonne : « Qu’est-ce qui me prend donc ? Je suis complètement folle ! Partir comme cela avec mes deux sacs le long de ce sentier qui conduit Dieu-sait-où ! Et essayer de parler à des buffles ! Et rire pour un rien… Une véritable enfant !... Et à mon âge ! Voilà… ce doit être ce qu’on nomme « retomber en enfance »… »
Cette dernière pensée la fait éclater de rire, à tel point qu’elle doit s’arrêter un instant, poser ses sacs et essuyer une ou deux larmes aux coins de ses yeux qu’elle ferme…

Lorsqu’elle les ouvrira de nouveau, un animal surprenant s’approchera de ses sacs en ronflant bruyamment : un porc grisâtre au ventre énorme qui la regarde, inquiet… Elle n’a jamais vu d’animal semblable auparavant, et elle aussi le regardera, inquiète…
« Au moins, toi, tu cherches à lier connaissance avec les humains ; pas comme les buffles ! », lui murmure-t-elle, la première émotion de crainte évanouie… « Viens que je te caresse !... »
Hélas ! L’animal se méprend sur la signification du geste de la femme et s’enfuit tant bien que mal dans le fourré… Elle l’y entendra grogner pendant plusieurs minutes encore, mais elle ne réussira pas à l’apercevoir de nouveau. Alors, une fois de plus, elle éclatera de rire et s’écrira tout haut :
« Pas de chance avec les animaux de Timor !... Mais… Tiens ! Timor veut dire « la peur » en latin ! Voilà ! Je comprends tout ! ».

Elle n’aura pas le temps de savourer sa découverte…
« Un lugar onde porsa dormir esta noite ? » s’écrie une voix derrière elle. Bien entendu, elle ne comprend pas et une conversation de sourds s’engage alors pendant trois bonnes minutes, avec force gestes, force paroles sans significations entre elle et l’homme qui essaye de lui faire comprendre quelque chose d’important, de très sérieux même, s’il faut en croire son regard et la fermeté de sa voix…
Peut-être, la surprise passée, fait-elle plus attention ? Peut-être est-elle enfin revenue de ce pays de rires, de gaîté, de fraîcheur enfantine ? Peut-être l’homme a-t-il enfin trouvé un moyen de se faire comprendre ?... Oui… Dans la poussière du chemin, il a dessiné quelques traits…
« Ah ! Un hôtel ! » s’écrie la femme.
« Um hotel » répète l’homme dont le visage se détend… « Manuel ! » ajoute-t-il en se tapant sur le ventre… « Um hotel ! »… Et il s’empare des deux sacs couchés au bord du sentier.

Ils marcheront assez longtemps tous les deux, et les voir est réjouissant, émouvant aussi : cet homme frêle, au teint café au lait, drapé dans un paréo d’étoffe bleue et orange assez terne, à la démarche lente, au corps bien droit… Cette femme corpulente, pâle, disparaissant dans une robe aux couleurs éclatantes… Au passage, il lui indique le nom portugais des plantes et des fruits rencontrés… Elle répète les mots en riant : « Milho ! Papaya ! Caidawa ! Laranjas !... ».

Ils croisèrent quelques indigènes ; Manuel échangea quelques paroles avec eux. Ils passèrent devant des maisons anciennes, en pierres, avec des porches en arcades, d’immenses escaliers, devant des huttes de bambou couvertes de paille brune et dorée, entourées par les bras multiples d’un ruisselet à l’eau cristalline, parsemé de minuscules cascades fougueuses, de frêles ponts de bois, d’arbres aux troncs énormes, torturés, couverts de lianes… Des femmes déambulaient, lentes, nobles, un fagot de bois, une bouteille, un panier d’osier en équilibre sur la tête…, que des enfants, sortant de l’école, rejoignaient, leurs livres de classe en équilibre plus instable sur leurs têtes à eux…
Un vieil homme au visage calme et cependant zébré de rides sous un turban d’un bleu inouï s’approcha, une écuelle de bois emplie de fruits à la main… « Quatro escudos » murmura-t-il à la femme. Cela, elle le comprenait ! Elle fouilla dans sa poche, sortit une pièce de quatre écus et choisit un fruit extraordinaire… Mais non ! Ils ne s’étaient pas compris ! Et le vieillard lui indiqua que c’était tout le plateau qu’il lui offrait pour cette somme dérisoire !…

L’hôtel était une construction de bambou très délicate et très belle. La femme s’assit un instant sur l’espèce de longue table de bois, sans matelas, qui servait de lit, et se mit à rêvasser… Elle revit le couple désabusé et pestant contre l’absence de confort, de distraction, de pittoresque… Elle regarda sa montre : il était encore temps ! Elle tira le verrou de la porte, nota en souriant qu’il n’y avait pas de clef, et sortit…
Manuel lui avait indiqué un raccourci pour atteindre le village ; elle le prit, rencontra une biche, un âne, un chien et deux singes minuscules au passage et, heureuse, légère, détendue, gagna l’hôtel qui n’avait pu l’accueillir…
Le jeune couple se trouvait encore sur l’étroite terrasse de devant ; leurs visages ne donnèrent pas l’impression de la reconnaître et elle eut un instant d’hésitation… Elle avait eu envie de les revoir, de leur lancer une boutade : « Vous avez raison, il n’y a rien à voir !... sinon la vraie nature, de vraies gens qui vivent, des animaux qui vivent… Ne dites à personne de venir ici ! Que ça demeure « mortel » pour les touristes, afin qu’ils ne viennent rien déranger, rien ajouter, ni distractions, ni hôtels de luxe ! ».
 Mais en les voyant, l’œil vitreux, l’air las, fermés à toute présence, à toute amitié, à toute nouveauté, elle ne put qu’esquisser une moue de tristesse et de résignation…

Non… elle ne pourrait pas les éveiller à la beauté de ce pays encore vierge, encore pur, encore calme, encore simple… Cette île de Timor n’existait que pour ceux qui avaient conservé leur âme d’enfant…
Et elle reprit le sentier de terre battue qui grimpait en serpentant vers les collines rocheuses…