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par Yves Monin

(Copyright: ABC(Melbourne).Y.Monin)

 
   
   
 
Vue sur la chaîne de l'Himalaya


Lequel était le Mont Everest… Et le Ganesh Himal ? Le Kanchanjunga ? Le Kanjiroba ? Qu’importait alors ! Ils s’allongeaient tous, là, devant moi en une suite ininterrompue de dents arrondies ou déchiquetées, d’incisives marbrées de neige, accrochant des lambeaux de nuages plus blancs encore, de molaires tendues à l’assaut du ciel embrumé de bleu pastel…

C’était eux qui m’accueillaient, et leur immobilité semblait un souhait de bienvenue d’autant plus sincère que plus noble. Quelques rares sapins décharnés, aux bras vert-jaune et qui pointaient en bourgeons étoilés me firent signe, plus nonchalamment : sans doute la proximité du village et des deux minuscules bâtiments de l’hôtel les rendait-elle blasés ; les touristes, eux, ils les connaissaient…
Un coucou me lança la seule parole qu’il connut et je tâtais machinalement mes poches : élevé à la campagne, je sais que celui que surprend ce chant doit avoir en poche quelques piécettes de monnaie s’il veut devenir riche un jour prochain, et pour longtemps encore après… Des froufrous d’ailes de moineaux, le clapclapclap de celles d’un énorme corbeau qui rapporte des brindilles ; son appel guttural et dramatique, bientôt… Mille piaillements divers, mille murmures, crissements, chuchotements, bourdonnements : voilà ce monde qui vit quand on écoute bien…, quand on écoute bien, en se forçant à l’écoute. Autrement, rien que le silence qui se métamorphose lentement, ce hululement sourd et sans inflexions qu’on écoute, enfant, au fond des coquillages, ou, pour les moins poètes, dans les boites de conserves vides : la musique des sphères ?... La mélopée du silence.

Et puis soudain, le toit de tôle qui pète sous le bec d’un oiseau, ou la chaleur. Rien… Et du village trop lointain ne parvient ni une voix, ni l’aboiement d’un chien. On les aperçoit seulement, les maisons, clairsemées aux lèvres des terrasses, marches majestueuses d’un escalier de terre, de pelouse pour géants qui rayent de leurs courbes souples les flancs de toutes les collines : des murs de pisé roux, bruns, rougeâtre, ocre, rouille…, des toits de paille couleur du blé ou du riz qui les entourent. Un paysage comme on en voit dans les peintures de Dürer ou des maîtres flamands, avec les couleurs qu’ils réservent aux bâtiments bourgeois.
Comment se saisir du silence, de cette chaîne de l’Himalaya, de ces teintes en camaïeu, de ces rares oiseaux… et écrire quelques pages d’un conte… Non ! Décidément, ce qui nous plait, ce qui peut nous distraire ne peut naître, hélas, que dans la ville, dans les rumeurs, les bruits, les discordes, les paroles vaines et l’agitation ; parmi le grouillement inquiet des humains… A moins que…

Un chien vient de passer… Un chien qui, la queue arquée entre les pattes, évoquerait plutôt un loup ; mais son museau fin et ses yeux paille rassurent. Je l’appelle… Il s’arrête… Il va venir, se laisser caresser… et je le suivrai : une aventure commencera que je pourrai vous raconter…
Mais non ! L’animal est méfiant ; sans doute a-t-il fui les villages où les enfants s’amusent à poursuivre, attacher ou frapper chiens, poules et cochons noirs… Il ploie l’échine et s’éloigne – mouvements longs et souples d’un félin. Par deux fois, il suspendra sa marche, se retournera… Curiosité ? Regret ? « A quoi bon ? », songera-t-il, « retournons donc rêver dans un coin d’ombre en respirant cet air pur, vif, moins poussiéreux que celui d’en bas… Rien ne vaut la solitude et le calme ! » Et d’emporter avec lui ma possibilité d’histoire…

Le toit sous lequel je suis abrité claque… mais cela ne saurait suffire à vous intéresser, et je ne saurais vous parler plus longuement de la chaîne de montagnes neigeuses, ni des maisons de pisé sur les terrasses à riz des collines. Jamais, avec des mots, je ne pourrais vous communiquer l’impression d’immensité, de paix, de majesté, de bonheur d’être qui sourd du paysage et s’infiltre en amples vagues au fond de moi. Il vous faudrait venir vous asseoir ici, sur le ciment glacial… et nous nous tairions ensemble. Et vous ne souhaiteriez plus entendre le moindre bruit humain, le moindre mot… Et vous ne songeriez plus à écouter d’histoires… L’histoire naîtrait en vous ; une histoire sans heurts, sans crise, sans dénouement… Comme une série de photos, ininterrompue, qu’on regarde lentement, très lentement, plus lentement encore…, de plus en plus lentement… et sur lesquelles on perçoit des éléments plus extraordinaires encore que les caractéristiques d’un personnage, plus captivants que leurs amours, leurs haines, leurs joies ou leurs angoisses, plus passionnantes que leurs regards, leurs paroles ou leurs gestes. Et cependant, à y bien songer, à y regarder de près, en réfléchissant, en comparant, en s’interrogeant, on s’apercevrait qu’il n’y a rien, qu’il ne se passe rien… et que cela n’a pas la moindre importance…

Mais non ! Cela ne suffit point ! Une aventure ! Nous voulons une aventure ! De l’action ! Qu’il se passe quelque chose ! Que nous puissions vivre avec des personnages une épopée terrestre ! Qu’ils nous entraînent loin de ce que nous voyons quotidiennement autour de nous…, loin de ce que nous vivons ! Le dépaysement, certes !... Mais conduisez-nous, tirez-nous par la main.

Ce ne sont pas les montagnes enneigées et le calme du paysage qui nous fascineront… mais le voyage, l’escalade, la promenade qui va nous faire grimper d’ici, … d’où nous sommes, de notre maison dans la ville, où se terrent nos amis, nos ennemis aussi – enfin, ceux que nous n’aimons guère -… de ces immeubles où nous travaillons, où nous conduisons nos enfants, où nous faisons démarches administratives et commissions… Prenez-nous ici, s’il vous plait, et partons ! Et nous rencontrerons d’autres personnages en route, tendant vers le même but, animés du même souhait… Et d’autres encore, qui, d’un regard, nous diront qu’ils nous accompagnent de leurs cœurs dans notre entreprise ! Ah ! Quelle escapade alors ! Quel voyage ! Quelle joie dans l’effort, dans l’action ! Nos muscles qui jouent ; nos poumons qui semblent s’élargir, nos visages qui, au soleil, reprennent vie ! Partons ! Afin de redécouvrir l’impression d’exister, la sensation d’être !

Bon ! Quittons votre centre, votre encoignure ; mais, pour aller plus vite, identifions-le à ce village de Baghtapur, dernier poste de la civilisation : des cars, tout comme chez vous ; des voitures aussi, en cherchant bien, et puis des cafés avec des bouteilles de jus de fruit, des biscuits, du riz, des yaourts locaux, des pommes de terre, des grappes de mouches. Guère dépaysés, n’est-ce pas ? Il y a des gens aussi… Partout… Absolument partout ; peut-être plus nombreux que chez vous, mais surtout plus visibles, plus bavards, plus bruyants : cependant, pas de quoi vous dépayser vraiment. Par contre, à moins que vous ne soyez les habitants privilégiés d’un village moyen âgeux, vous voici stupéfaits, abasourdis, époustouflés : des linteaux, des croisées, des appuis, des balcons, des portes, des auvents, des consoles… Partout des boiseries finement sculptées éclatent au milieu des pierres grises, des briques rouges, du pisé crevassé… Sur les masures, les échoppes, les maisons à encorbellement, les pagodes, les temples, … près des lions, des dragons des éléphants, des singes énormes de pierre, de cuivre ou d’or. Plus que vous ne pouviez en imaginer, plus que ne peuvent en absorber vos yeux et vos esprits ; vous éclatez de sons et d’images…

Vous décidez alors de partir, de fuir l’agitation, la civilisation, les altercations, les klaxons, les cris, les bruits, les radios, les vélos, votre sac de couchage tassé entre vos paires de chaussettes, deux pull-overs et un pantalon chaud, sans oublier trois boites de sardines (si vous les aimez), deux paquets de biscuits et une bouteille d’eau bouillie, dans votre sac à dos. Demandez la route à un passant : « Nagarkot ? », répète-t-il… « Nagarkot ? »… Ah ! « Narkot ! » Vous vous souviendrez de la prononciation exacte… Avaler la seconde syllabe. Et fier de cette connaissance nouvelle de première importance, vous lancez votre corps sur la ligne amorcée par son doigt. De la poussière blanche épaisse de plusieurs centimètres : « C’était bien la peine de cirer mes chaussures » pensez vous. Puis « Est-ce que je ne vais pas avoir bien vite des ampoules aux pieds ? Ces chaussures, je les mets si rarement ! »

La question est brusquement voilée par une autre question, bien plus vitale. Déjà un embranchement. « A droite ou à gauche ? », demandez-vous en anglais rudimentaire à un homme en pagne qui trottine, un large bâton sur l’épaule, comme le fléau d’une balance à main où se balancent deux plateaux de pommes de terres… Et vous avez eu soin de prononcer : Narkot… Il demeure bouche bée, sans sourire. Narkot ? Il ne connaît pas. Ah ! Nagarkot ?
Et vous repartez… Il fait chaud… Les courroies de votre sac griffent vos épaules. Après tout, pourquoi être parti ? Bien sûr, l’animation, la poussière, le bruit, la monotonie de l’existence villageoise ! Mais il s’y trouvait également un lit fort confortable… et des plats bien cuisinés, et de succulents jus de fruits. Sans l’attrait de l’inconnu, de l’air magnifique et de la vue à vous couper le souffle dont vos amis vous ont ébloui l’imagination, vous feriez bien vite marche arrière.
Et puis, sans la honte d’avoir renoncé sans lutter, vous voci récompensé : le chemin file bien droit, bien délimité et des traces de pneus vous laissent espérer qu’avec de la chance, un camion, peut-être… Un ruisselet, en route vers une rizière, vous invite à tremper vos pieds tallés et rouges… et vos mains gonflées. Mais attention… ne pas boire… L’eau ici, vous savez !... Votre montre qu’involontairement…, comme pour mieux marcher, pour vous sentir plus libre, vous avez entreposée dans votre poche a des aiguilles si lentes. Cinq heures de marche, vous a-t-on dit, en prenant les raccourcis… Et vous n’êtes en route que depuis deux !...
Mais, petit à petit, vous oubliez : à cause des paysans rencontrés, des femmes surtout, en noir et rouge avec des anneaux d’or dans les narines et des sequins d’or tout au long du repli des oreilles… Ployés sous d’immenses bottes de pailles suspendues à leur front par une sangle !... A cause des champs en terrasse aux formes d’art nouveau… A cause des ruines de temples ou d’oratoires… A cause du silence qui devient de plus en plus présent… de l’air de plus en plus pur… D’une chèvre, d’une brebis qui vous regardent intriguées… D’un couple tibétain qui vous sourie : lui avec ses nattes tressées fixées sur le sommet du crâne par un ruban de laine rouge vif… Elle, avec ses énormes cercles d’or dans les oreilles… Vous oubliez… et une vieille chanson de marche ressurgit dans votre mémoire… Que c’est ancien, ce souvenir ! Mais depuis combien d’années n’avez-vous pas pris le temps de songer à votre enfance, de rêvasser ! « Nous en avons… vous en avez plein l’dos, plein l’sac, plein l’fond des godillots ». En murmurant ce refrain, comme la marche est plus facile, les pieds plus légers…

« Hé !... Vous voulez une bière ? » Vous redescendez sur terre. « Oh ! la la ! non ! Pas avec ce soleil ». « Vous allez à Nagarkot ?… Alors, prenez le raccourci… Là, après le pont. Suivez ces trois montagnards d’ailleurs : ils y vont ».
Et ce personnage, heureux d’avoir pu parler anglais, repart sur sa bicyclette… « Thank you » , criez-vous et il se retourne pour vous lancer « Thank you ! »… Hélas, vous n’allez pas au rythme de ces spécialistes de sentiers de chèvres. Ils vous distancient et vous devez vous arrêter, perplexe, devant un ruisseau où disparaissent leurs traces. « Un guide, Monsieur ? », demande un enfant sur la colline. « Dix roupies et je vous conduis… Et je porte votre sac… » C’est trop cher. Vous essayez de marchander. En vain. « Dix roupies ou je rentre chez moi ! ». Vous hésitez. Passer la nuit ici ne vous sourit guère. Rentrer d’où vous venez : la seule solution. Mais d’abord se reposer.
Et vous vous asseyez, détachez sac et chaussures tandis que l’enfant inspecte votre accoutrement. « Vous me donnez votre ceinture ? Non ?... Alors une bague ! Non ? Alors je retourne chez moi ! » Fatigué, exaspéré par l’aplomb de ce gosse de dix ans, vous explosez : « Eh bien, rentre chez toi ! » Mais c’est insuffisant… Plus tard, il vous devancera, et de l’autre côté du ruisseau, vous guidera jusqu’au milieu des herbes. Là, plus de sentier, ni devant ni surtout derrière. Pas de retour possible. Vous notez ses petits yeux rusés, son sourire en coin. « Dix roupies pour guide. Non ? Je retourne dans ma maison… » Mais vous connaissez trop la chanson, maintenant, pour qu’elle vous émeuve encore. Vous êtes résigné… et c’est à cet instant – n’avez-vous pas remarqué comment le hasard vous aide toujours lorsque vous capitulez ?…, c’est à cet instant-là qu’un autre montagnard apparaît, qu’il vous montre le chemin, vous attend lorsque vos jambes n’en peuvent plus et que vous retrouvez enfin et la grand’ route et Nagarkot au loin…

Alors, lequel est, parmi ces sommets, le Mont Everest ? Lequel le Ganesh Himal, le Kanchanjunga ou le Kanjiroba ? Qu’est ce que cela peut donc bien faire ? Et si un chien passe, qui a l’air d’un loup et qu’il s’enfuit, qu’importe… On a le silence, les senteurs de la montagne et on pense ne plus jamais avoir besoin de redescendre dans la vallée bruyante ; on souhaite ne plus jamais souhaiter entendre d’histoires…

 

Nagarkot
1972