
Cooktown… La ville digne de ce nom la plus au nord de la côte est de l’Australie… Une longue rue bordée de bâtisses anciennes en bois et en tôles ; la banque de pierre, solennelle, et orgueilleuse sans doute de ses souvenirs de la ruée vers l’or, il y a près de cent ans… De rares passants, écrasés par la chaleur, qui se hâtent lentement vers l’ombre d’un pub et la bière fraîche de ce pays du bout du monde…

Deux monuments : un qui commémore l’arrivée de Cook, un autre, une simple colonne qui invite à se souvenir de la courageuse Madame Watson. Quelques vers mystérieux ajoutent que les dernières lignes qu’elle écrivit sur son journal, avant de mourir avec son fils, furent : « Presque morts de soif »…
Cette « héroïne de l’Ile du Lézard Vert » (ainsi que la nomme le monument), comme j’aimerais en parler ! Voilà ce que je me dis en me dirigeant vers un café sur lequel une affiche vantait des jus de fruits… Et devant ma consommation fraîche, je me mis à rêver…
Madame Watson prenait un visage ; son fils également. Et leurs silhouettes commençaient à s’animer sur la mystérieuse et tragique Ile du Lézard…
Je la voyais rocailleuse, cette île, noirâtre et inhospitalière, couverte çà et là d’une végétation brûlée par le soleil et les feux de brousse. Madame Watson y vivait seule avec son fils : peut-être s’occupait-elle d’un phare ?... Oui !... Ce devait être cela… Elle s’occupait du phare et n’était donc en contact qu’une fois par mois avec sa patrie et les autres êtres humains, lorsqu’une barque lui apportait de la nourriture et quelques lettres depuis Cooktown…

Pourquoi demeurait-elle sur cette île, seule avec un enfant aussi jeune (il devait être tout petit pour ne pas être obligé à fréquenter l’école, donc à demeurer à Cooktown) ?... Peut-être parce que, son mari mort, elle n’avait pu supporter de vivre dans un paysage qui lui rappelait trop douloureusement les souvenirs de sa vie heureuse ?... Non !... Cela existe, certes, … mais je ne pense pas que Madame Watson ait choisi de s’installer sur l’Ile du Lézard pour de telles raisons…. Disons que l’enfant avait onze ou douze ans déjà et que c’était l’époque des vacances scolaires…
Veuve, Madame Watson avait décidé de prendre cette place de gardienne de phare sur l’Ile du Lézard pour renflouer son compte en banque, assurer une vie plus « large » à son fils et lui permettre une expérience unique, dans la solitude et la nature encore vierge…
C’était en 1881… Je vois la jeune Madame Watson, avec ses longs cheveux blonds, ses traits réguliers et souriants, se diriger, comme chaque matin, vers la rivière, avec un seau de bois cerclé de fer. Sa robe longue traîne sur le sentier et, d’un geste élégant, elle la relève un peu… Elle va pieds nus et, comme le sol devient très caillouteux à cet endroit, elle fait bien attention de ne pas trébucher et rit de ses faux-pas ; son fils, plus agile, la précède…
C’est lui qui s’exclamera le premier : « Maman ! Tout est complètement sec ! »…
Elle s’empresse, ne croyant pas une telle chose possible ; mais le fait est là, devant ses yeux : une boue très épaisse qui se craquelle déjà par endroits.
« Mais enfin ! Hier… il y avait encore de l’eau ! Tu crois que le niveau était plus bas qu’au début de notre séjour ?
- Peut-être… Je n’ai pas fait attention ! », répond l’enfant.
« On ne nous avait pas dit que cela pouvait arriver, et… ô ! mon Dieu !… Encore trois semaines avant l’arrivée du bateau ! Il faut faire quelque chose ! C’est la seule rivière de notre île… Notre unique chance : la remonter et voir si son lit est partout dans cet état. Ca me paraît impossible ! Allez, viens ! On va se préparer ! Mets ton chapeau, car le soleil est violent à midi, et on n’a pas l’habitude d’être dehors à cette heure-là ! »…
Sa silhouette svelte a disparu derrière la baraque de planches, au pied du phare ; puis celle de son fils, qui porte un léger baluchon (quelques provisions pour le pique-nique qu’ils ont décidé de faire, l’espoir revenu)…
Ils ont remonté la rivière au lit tortueux et caillouteux, avec maintes difficultés ; les pierres déjà brûlantes mordaient douloureusement leurs pieds mal habitués encore à marcher sans chaussures…
Puis la crainte envahit de plus en plus leur esprit à mesure qu’ils allaient… et que seule la boue et les roches luisaient là où, quelques jours auparavant encore, coulait, lentement, certes, mais limpide et généreuse, cette eau si indispensable !
Madame Watson avait toujours rédigé quelques lignes sur un petit carnet vert, après les grands évènements des journées, et ce, depuis la mort de son mari ; elle trouvait là un baume à sa solitude… Sur ce carnet à la couleur d’espoir, elle inscrivit ce jour-là : « Je savais bien que les rivières de ce pays, comme les trous d’eau, peuvent s’assécher brutalement, mais jamais je n’aurais pensé que cela put nous arriver à nous. »
S’il faut en croire ce même carnet, Madame Watson et son fils revinrent à leur maison, en fin d’après midi, fort las de cette vaine recherche, mais espérant encore le retour de l’eau… Ils se levèrent très tôt le lendemain et se précipitèrent dehors : le lit de la rivière était encore plus sec et parcheminé que la veille. Ils tentèrent de boire de l’eau de mer, mais cela ne fit que leur donner des nausées et accuser leur angoisse.
Ils se remirent en chemin, deux jours plus tard, projetant d’aller plus en amont encore…, jusqu’à la source de cette maudite rivière. Que de difficultés ils rencontrèrent ! Que d’obstacles ! Les roches, souvent énormes, à escalader… Le sol qui se dérobait sous leur pas… La boue épaisse qui agrippait leurs pieds… Les ronces, les broussailles…
« Impossible d’aller plus loin… » avait murmuré Madame Watson ; et elle devait inscrire sur son carnet : « Allons essayer de passer à travers le bois pour rejoindre plus facilement le sommet de la montagne où doit se trouver la source. »
Pourquoi prit-elle une telle décision ? Lui avait-on indiqué la position de la source de cette rivière sur l’Ile du Lézard ? La peur, le soleil lui avaient-ils fait perdre quelque peu de son bon-sens ? Mystère…
Toujours est-il qu’ils se perdirent au milieu d’une végétation de plus en plus épaisse et que, la gorge complètement desséchée, ils prirent peur. Les feuilles des arbres qu’ils essayèrent de mâcher ne leur apportèrent qu’un piètre secours. Affolés à la perspective de ne jamais trouver d’eau, ils s’éloignèrent, sans même s’en rendre compte, et de la rivière et du sommet de l’île.
Quatre jours après leur départ du phare… Ils devaient mourir, peut-être à quelques centaines de mètres seulement du lit de la rivière, où un trou d’eau aurait pu leur sauver la vie…
Voilà ce qui était arrivé à Madame Watson et à son fils… Du moins ce que mon imagination avait décidé, à partir des quelques éléments offerts par le monument !
Bien sûr, certaines assertions ne me semblaient pas réalistes ; mes déductions s’avéraient souvent improbables et fantaisistes ! Mais je devais attendre deux jours avant de découvrir, par hasard, sur une brochure du musée, la véritable aventure tragique de Madame Watson…

(Photo Y.Le Bourdonnec 2002)
Après celle, imaginaire, que je vous ai contée, voici donc l’autre, l’authentique… Plus dramatique encore !...
Mary Beatrice Oxnam, une jeune anglaise émigrée en Australie avec sa famille en 1877, devait épouser le capitaine d’un bateau de pêche, Robert Watson, et accompagner son mari sur cette Ile du Lézard, à deux jours, par mer, de Cooktown.
Ils habitaient une maison confortable, entourée de la cabane où Monsieur Watson et son associé fumaient le produit de leur pêche - des bêches de mer…, de la maisonnette de cet associé et de celle des deux serviteurs chinois, Ah Leong et Ah Sam.
Deux ans plus tard, alors qu’elle notait dans son journal sa joie d’habiter sur l’île avec son enfant, âgé de quelques mois seulement, Thomas,… son mari devait décider d’aller installer une autre fumerie sur une autre île, l’Ile de la Nuit, car les bêches de mer devenaient de plus en plus rares autour de l’Ile du Lézard. Il prit la mer avec son associé, laissant sa femme et son fils, pendant les deux ou trois semaines de son absence, à la garde des serviteurs chinois.
Mais quelques jours plus tard, peut-être parce qu’ils avaient compris, devant les longs préparatifs de départ, que le capitaine Watson et son associé seraient longtemps loin de l’île, des aborigènes débarquèrent… Cette île se trouvait être une de leur bora, un centre de cérémonie… Ils tuèrent le jardinier Ah Leong, blessèrent Ah Sam, l’autre serviteur…, puis disparurent.

Madame Watson prit peur, décida de fuir loin de cette île dangereuse avec son bébé et utilisa pour cela un large réservoir qui servait à faire bouillir les bêches de mer…
Elle l’emplit de nourriture, d’eau, de vêtements et, avec une rame trouvée dans la maison, amena ce bateau improvisé, après plusieurs jours et plusieurs arrêts sur les récifs, à l’île de Big Nowick pour faire provision d’eau. Ah Sam, bien que souffrant de ses blessures, l’accompagnait…
Hélas ! Les aborigènes qui peuplaient cette île les firent rapidement quitter ce rivage inhospitalier ; ils abordèrent alors dans l’Ile Howick n° 5, une île minuscule et sans eau, sur le passage des bateaux cependant… Mais la chance ne leur sourit pas : le seul navire qui passa au large de cette terre ne devait pas remarquer Madame Watson qui criait et agitait le vêtement rose et blanc de son fils Thomas…
Ils attendirent ainsi cinq jours, cinq longs jours sans eau, guettant les nuages, la pluie, ayant le mirage d’un lac, même, et de plus en plus assoiffés, de plus en plus affaiblis…
Ah Sam s’éloigna pour mourir… et Madame Watson nota dans son carnet : « Pas de pluie. Beau temps. Je n’ai pas vu Ah Sam depuis 9 heures. Il est allé mourir. Thomas va mieux. Moi je ne me sens pas bien. Je n’ai vu aucun bateau. Pas d’eau. Presque morte de soif. »
Ce fut dans le bateau improvisé que l’on devait découvrir ce carnet, près du corps de la femme et de l’enfant… Trois mois plus tard, par hasard. La saison des pluies ayant commencé quelques jours après leur mort, le réservoir débordait d’eau fraîche lorsqu’on les retrouva…
Le capitaine Watson, sa maison détruite par les aborigènes, déprimé par trois mois de recherches, devait abandonner la pêche, devenir mineur et mourir de tuberculose quelques années plus tard…
Telle est l’histoire tragique, l’histoire vieille de près d’un siècle, de Madame Watson, la courageuse héroïne de l’Ile du Lézard, et de son fils Thomas…
L’histoire dont un monument très simple perpétue le souvenir, dans la rue principale de Cooktown, au bord de la mer, sous le soleil de plomb ou les pluies torrentielles du Nord du Queensland…
|